33
Le mérou à taches bleues posa son regard d’acier sur la grande silhouette qui nageait à côté de lui. Elle se déplaçait trop lentement pour qu’il s’agisse d’un requin, et la peau était trop fluorescente pour le confondre avec un dauphin. Sans compter qu’elle se propulsait d’étrange manière, battant deux appendices jaunes à l’endroit où aurait dû se trouver la queue. Se désintéressant du curieux cétacé, le mérou s’éloigna et partit en quête de nourriture vers une autre partie du récif.
Summer Pitt ne prêta guère attention au gros poisson qui fonçait dans la pénombre bleutée, tout entière concentrée sur la corde en nylon jaune tendue au-dessus du plancher marin qu’elle suivait scrupuleusement. Son corps souple se mouvait gracieusement dans l’eau à un rythme régulier, et passait à une cinquantaine de centimètres au-dessus des têtes noueuses du récif corallien. Elle tenait entre ses mains une caméra numérique, afin de filmer le corail de part et d’autre de la corde jaune.
La fille de Dirk Pitt, Summer, travaillait à la NUMA qui avait pour mission d’évaluer la santé des récifs coralliens dans l’archipel d’Hawaï. La sédimentation, la pêche intensive et la prolifération d’algues due à la pollution et au réchauffement de la planète achevaient de détériorer, lentement mais sûrement, les récifs coralliens à travers le monde. Bien que ceux d’Hawaï aient pour la plupart été épargnés, rien ne garantissait leur immunité, susceptibles eux aussi de succomber à la grave décoloration et à la mortalité de masse que l’on avait observée parmi ceux environnant l’Australie, Okinawa et la Micronésie. En surveillant la santé des récifs, on pouvait contrôler, puis intervenir et corriger l’influence néfaste des activités humaines.
La méthodologie était remarquablement simple. On comparait les images vidéo prises sur tel récif avec des échantillons d’images du même site quelques années plus tôt. Un décompte des poissons et du benthos, ou « organismes du plancher marin », permettait de renseigner précisément les scientifiques. La NUMA couvrait ainsi plusieurs zones, afin de pouvoir analyser les eaux de la région tout entière.
Summer battit doucement des jambes en longeant la ligne jusqu’au piquet en inox enfoncé dans le plancher sous-marin au fond d’un ravin sablonneux. Une carte en plastique portant une inscription au marqueur y était attachée. Summer la tourna en direction de la caméra, afin de filmer les coordonnées puis d’éteindre l’appareil. Alors qu’elle lâchait la pancarte, son regard fut attiré par quelque chose à moitié enseveli dans le sable. Battant des pieds en petits ciseaux, elle passa au-dessus d’un amas de rochers. Un poulpe s’y faufilait, gonflant et dégonflant son corps en aspirant l’eau par son bec en forme d’entonnoir. Summer regarda l’invertébré intelligent changer de couleur et devenir presque translucide, ouvrant son manteau avant de regagner le récif en frétillant. Portant à nouveau son regard vers les rochers, elle remarqua un petit objet rond qui dépassait du limon. Un visage miniature semblait sourire à Summer, comme s’il était heureux d’avoir été enfin découvert. Summer balaya une petite couche de sable, puis en sortit l’objet qu’elle leva devant son masque.
C’était une minuscule figurine en porcelaine qui représentait une jeune fille à la robe rouge gonflée, et dont les cheveux noirs étaient ramassés en un chignon haut. Les joues rebondies de la statuette, teintées de rouge, rappelaient celles d’un chérubin, tandis que les yeux étaient indéniablement asiatiques. L’œuvre, d’apparence primitive, ainsi que la robe et la pose l’évoquaient, datait d’une époque ancienne. Pour en avoir le cœur net, Summer retourna la figurine, mais n’y découvrit pas de tampon « made in Hong Kong ». Passant sa main dans le sable les doigts écartés à la façon d’un tamis, elle ne trouva aucun autre objet dans les environs.
À quelques mètres, les bulles d’air argentées d’un autre plongeur attirèrent son attention. Un homme, agenouillé sur le bord du récif, prélevait un échantillon de sédiment, et Summer battit des palmes afin de lui montrer la statuette en porcelaine.
Les yeux verts de son frère, Dirk Junior, brillèrent de curiosité en étudiant la figurine. Grand et mince comme leur père dont il avait hérité le prénom, Dirk déposa l’échantillon de sédiment dans un sac, puis étira ses jambes et fit signe à Summer de lui indiquer où elle l’avait trouvé. Elle s’éloigna alors du récif et traversa à nouveau le banc de sable pour arriver à la zone rocailleuse où le visage souriant l’avait appelée. Dirk la suivit et ils nagèrent tous deux en décrivant un large cercle autour du banc de sable, à environ un mètre du fond. Les ondulations sablonneuses se transformaient, à mesure qu’ils revenaient vers la rive, en coulée de lave aux têtes noueuses. À l’opposé, elles rejoignaient un tombant de plus de quatre mille mètres de fond. Une petite parcelle de corail émergeait du banc de sable, que Dirk descendit examiner.
Le corail suivait une ligne droite sur trois mètres avant de disparaître sous le sable. Dirk remarqua que, juste avant de rencontrer le mur de lave, la couche de sable s’assombrissait. Summer nagea vers une petite masse ronde en relief, puis fit signe à Dirk de venir voir. Il s’agissait d’une grande pierre rectangulaire de près de deux mètres de large. Dirk plongea et passa sa main gantée sur la surface dure incrustée d’algues et sonda la surface. La couche dure céda alors que ses doigts identifiaient une colonie dense d’oursins. Hochant la tête avec intérêt, Summer s’approcha et filma un plan rapproché de l’objet. Puis les deux plongeurs balayèrent une dernière fois les alentours, sans rien découvrir de particulier. Arrivés à un câble proche de leur point de départ, ils remontèrent à la surface en battant des jambes, dix mètres plus haut.
Ils émergèrent dans les eaux bleu saphir baignant une large anse non loin de la baie de Keliuli, sur le rivage sud-ouest de la grande île d’Hawaï. À quelques centaines de mètres, les vagues se fracassaient sur de hautes falaises de lave noire. Le bruit des vagues qui s’abattaient contre les rochers se répercutait sur les falaises en un grondement de tonnerre, faisant mousser l’écume à la surface.
Dirk nagea vers un petit bateau gonflable attaché au câble. Après s’être défait de ses bouteilles et de sa ceinture de plomb, il tendit la main à sa sœur pour l’aider à se hisser à bord. Summer recracha son détendeur et reprit à peine son souffle avant de parler.
— Que penses-tu de cet affleurement de corail au milieu du banc de sable ? demanda-t-elle.
— C’est étrange, c’est comme si y était enterré un objet linéaire.
— C’est ce que j’ai pensé. J’aimerais creuser un peu le sable autour afin de vérifier qu’il ne reste pas quelque chose qui n’ait pas été dévoré par le corail.
Elle sortit la statuette en porcelaine de son sac de plongée et l’étudia à la lumière du jour.
— Tu crois que tu as trouvé une épave prise dans le corail, hein ? la taquina Dirk, en relâchant l’amarre avant de démarrer le petit moteur du hors-bord.
— Cela vient bien de quelque part, dit-elle en regardant la figurine entre ses doigts. Tu crois qu’elle est très ancienne ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Dirk. Moi, ce qui m’intrigue le plus, c’est la pierre rectangulaire.
— Tu as une théorie là-dessus ?
— Oui, mais je crois que je ne la crierai pas sur tous les toits avant d’avoir fait un tour sur les ordinateurs du navire de recherche.
Dirk mit les gaz et le petit bateau bondit sur les vagues vers un navire qui mouillait un peu plus loin. Ce navire de recherche de la NUMA était peint en bleu turquoise et, en s’approchant de la poupe, on pouvait y lire son nom : mariana explorer. Dirk approcha l’annexe de la proue, se laissant dériver jusque sous les deux câbles pendant d’une petite grue. Tandis qu’ils les fixaient aux crochets en V de l’annexe, un homme appuyait son torse contre le parapet. Musclé, avec une épaisse moustache et des yeux bleu acier, il aurait pu être la réincarnation de Wyatt Earp, mais avec un accent texan.
— Accrochez-vous ! cria-t-il en appuyant sur les commandes du treuil hydraulique.
En un éclair, Jack Dahlgren hissa le bateau sur le pont du navire. Tout en les aidant à rincer et ranger leur équipement de plongée, il demanda à Summer :
— Tu as capturé le reste du récif, là ? Le capitaine veut savoir s’il peut se préparer à partir vers notre prochain point d’étude, Leleiwi Point, sur la côte est de l’île.
— La réponse est oui et non, répondit Summer. Nous avons terminé le relevé des données, mais j’aimerais plonger de nouveau sur ce site.
Dirk brandit la figurine en porcelaine.
— Summer pense qu’elle a une précieuse épave à explorer, dit-il en souriant.
— Un trésor culturel m’irait très bien aussi.
— Quels indices avez-vous découverts ?
— Rien de précis, mais Summer a trouvé un objet en pierre intéressant, répondit Dirk. Il faut que nous regardions la vidéo.
Dirk et Summer se douchèrent puis s’habillèrent rapidement avant de retrouver Dahlgren dans le labo du navire de recherche. Ce dernier avait déjà branché la caméra à un moniteur et repassait les images sur grand écran. Lorsque la pierre rectangulaire apparut, Dirk appuya sur pause.
— Il m’est arrivé de voir quelque chose de ce genre, dit-il avant de frapper sur le clavier d’un autre ordinateur. Lors d’un colloque d’archéologie sous-marine, j’ai assisté à une conférence concernant la découverte d’une épave en Malaisie.
Au bout de quelques minutes, il finit par retrouver le site Internet et l’article scientifique en question, assorti de photographies des fouilles. Dirk les fit défiler jusqu’à ce qu’il tombe sur celle qu’il cherchait. Elle montrait un morceau de granit rectangulaire effilé à une extrémité, avec deux trous creusés au centre.
— Si on le nettoyait, je suis sûr qu’on aurait quelque chose de semblable à l’objet de la vidéo, déclara Dahlgren en comparant les images.
— Oui, ils ont non seulement la même forme, mais aussi à peu près la même taille.
— OK, je suis tout ouïe, fit Summer. Qu’est-ce que c’est ?
— Une ancre, répondit Dirk. Ou plutôt, le poids en pierre que l’on insérait dans le grappin en bois. Avant l’époque du plomb et de l’acier, il était bien plus simple de construire une ancre de bois et de pierre.
— Tu fais référence aux débuts de la navigation, dit Dahlgren.
— C’est pour ça que c’est si curieux, dit Dirk en hochant la tête. L’ancre de Summer semble identique à celle-ci, dit-il en pointant l’écran.
— Nous sommes tous d’accord là-dessus, dit Summer. Mais d’où vient-elle ? Quel genre d’épave a-t-on découvert en Malaisie ?
— Eh bien, déclara Dirk en faisant défiler l’écran jusqu’à un dessin représentant un navire à quatre mâts... Si je te disais une jonque chinoise du treizième siècle ?
34
Au-dessus de l’île de Kharg, le ciel était obscurci par un nuage de brume marron. Depuis la destruction de Ras Tannura une semaine auparavant, la fumée huileuse assombrissait toujours le ciel du golfe Persique. Sur l’île elle-même, une flèche littorale calcaire située du côté iranien du Golfe à près de trois cents kilomètres de Ras Tannura, on subissait les émanations de cet air fortement pollué qui vous laissait un goût de pétrole dans la bouche.
Tout comme l’atmosphère, les eaux à l’est de la petite île étaient polluées par une couche de pétrole opaque. Toutefois, cette pollution, locale, n’avait rien à voir avec le désastre survenu à Ras Tannura, mais provenait des fuites et débordements du terminal offshore tout proche. Une énorme jetée en forme de T, construite sur la partie est de l’île, permettait l’amarrage de dix pétroliers. Sur la côte ouest, un réseau de citernes de stockage, bâti sur les hauteurs d’une île artificielle, permettait d’approvisionner plusieurs ULCC, de gigantesques pétroliers transporteurs de brut. Bien que Kharg ne soit qu’un gros caillou, elle n’était pas moins que le plus grand terminal iranien d’exportation de pétrole et l’un des plus colossaux au monde.
Peu avant la tombée de la nuit, un bateau de forage noir passa poussivement devant la flotte de pétroliers alignée le long du terminal est. Se dirigeant vers le nord, le navire de forage vira et s’approcha de l’île, mouillant tout près des falaises à la pointe de la côte nord. Un bâtiment militaire iranien de patrouille fendit les flots sans prêter attention au vieux bateau qui arborait un pavillon indien.
Aucun des ouvriers du terminal n’y fit non plus attention, surtout lorsque l’obscurité plongea la baie dans une noirceur d’encre. C’est pourtant ce moment-là que le navire choisit pour sortir doucement de sa torpeur. Il mit les gaz, avança puis recula lentement en scrutant l’eau sombre avant de s’immobiliser. Les propulseurs avant, arrière et latéraux furent activés, maintenant le navire dans une position stationnaire contre vents et courants. À la faible lueur de l’éclairage du pont, l’équipage, en combinaisons noires, s’affairait. Ils assemblèrent le train de tiges de forage sous le mât de charge et l’abaissèrent par le puits central. À l’extrémité du train il n’y avait aucun cône rotatif utilisé habituellement dans les forages pétroliers, mais un étrange trio de cylindres oblongs assemblés à la façon d’un tripode.
L’équipage, après l’avoir abaissé jusqu’au fond, quitta tranquillement le pont et disparut. Vingt minutes plus tard, une explosion faisait frémir le navire. À la surface, on n’entendit qu’un son étouffé, à peine audible pour les navires voisins et les ouvriers de l’île. Mais à quinze mètres sous la surface, une onde acoustique de grande puissance était envoyée dans le plancher du Golfe. L’onde sismique descendante rebondit et se propagea à travers l’écorce terrestre. Sans causer le moindre dommage, sauf au point de convergence des trois cylindres oblongs, qui avaient concentré l’explosion à la profondeur et la position exactes d’une ligne de faille déterminée.
La brève explosion acoustique fut suivie d’une deuxième décharge, puis d’une troisième. Elles bombardèrent la faille souterraine, envoyant des ondes sismiques vibrantes jusqu’à atteindre le point de rupture. Comme Ella Fitzgerald capable de briser un verre de sa voix, les vibrations acoustiques martelèrent la faille à huit cents mètres de fond.
La rupture qui s’ensuivit se réverbéra à la surface avec une secousse sauvage. Le bureau d’études géologiques américain l’évaluerait à 7.2 sur l’échelle de Richter, un tremblement de terre meurtrier à tous points de vue. Les pertes humaines furent dans cette région du globe réduites au minimum, l’onde se contentant d’ébranler quelques villages côtiers iraniens près de Kharg. En effet, les eaux du golfe Persique étant trop peu profondes pour déclencher un tsunami, seule une section du rivage iranien près de la pointe du golfe fut touchée. Et Kharg.
Sur la petite île, les dégâts étaient catastrophiques. L’île tout entière trembla comme si une bombe nucléaire venait d’exploser en dessous. Des dizaines de citernes de stockage éclatèrent comme des ballons de baudruche, déversant leur contenu noir en coulées meurtrières qui dévalèrent la pente et se jetèrent dans la mer. Le grand terminal pétrolier au large de la rive est se brisa en plusieurs morceaux qui percutèrent les pétroliers amarrés, quand le terminal de la côte ouest de l’île, lui, disparaissait entièrement.
Le petit navire de forage noir, peu désireux de constater l’étendue des dégâts, partit vers le sud aux petites heures du jour. La flopée d’hélicoptères et de navires de secours affluant vers l’île rocailleuse survolèrent et dépassèrent le vieux bateau sans lui prêter attention. Pourtant, le navire de forage avait à lui tout seul dévasté les exportations iraniennes de pétrole, secouant une fois de plus le marché mondial du pétrole, et plongeant à nouveau la Chine dans le chaos.
35
Pour les marchés chancelants du pétrole, la nouvelle de la destruction de Kharg fit l’effet d’une explosion atomique, déclenchant un sauve-qui-peut désespéré. Des traders frénétiques sautaient sur les contrats à terme de pétrole, faisant monter le prix du brut au niveau stratosphérique de cent cinquante dollars le baril. À Wall Street, le Dow Jones plongeait dans les profondeurs. La Bourse, prise de vertige, fut obligée de fermer plus tôt après que des ventes massives d’actions eurent gommé vingt pour cent de la valeur du marché en une demi-journée.
Aux USA, des automobilistes inquiets réagirent aux nouvelles en se précipitant à la station-service la plus proche afin de remplir leur réservoir avant la hausse des prix. Cette course effrénée assécha rapidement le faible surplus d’essence raffinée et des pénuries de carburant fleurirent bientôt dans tous les États. Certaines régions durent même faire face à un fort sentiment de panique, de la part de citoyens qui recouraient à la violence pour mettre la main sur les maigres réserves de pétrole.
À la Maison-Blanche, le président convoqua une réunion extraordinaire dans le Cabinet Room, afin de prendre l’avis de ses meilleurs conseillers en sécurité et d’économistes. Ce conservateur pragmatique originaire du Montana écouta tranquillement son principal conseiller économique lui faire part des conséquences désastreuses du choc pétrolier.
— Si en moins d’un mois les prix du pétrole sont multipliés par deux, l’inflation ne manquera pas de créer des pressions sans précédent, claironna le conseiller, un homme dégarni aux épaisses lunettes. Car non seulement tout le secteur des transports sera touché, mais également les innombrables industries qui dépendent du pétrole. Le plastique, les produits chimiques, la peinture, le textile... il n’y en a pas une qui ne soit directement concernée par la hausse des prix. Cette augmentation dramatique du coût va se répercuter sur le consommateur, qui souffre déjà des prix élevés à la pompe. Conclusion inéluctable : une récession immédiate. Je crains que nous ne nous trouvions à l’aube d’une dépression économique profonde et durable d’ampleur mondiale.
— Ce pic n’est-il pas dû à une réaction démesurée de la part des Iraniens ? demanda le président. Après tout, nous n’importons pas une goutte de pétrole d’Iran.
— Probablement... Mais ce qui est arrivé à Kharg fragilise l’approvisionnement mondial en pétrole, et joue donc sur le prix du brut aux USA, même si nos propres importations elles ne sont pas touchées. Bien sûr, elles ont déjà été ralenties depuis la destruction de Ras Tannura. Résultat, les marchés sont au bord de la crise de nerfs. Cette inquiétude est en partie fondée sur les rumeurs, on parle même d’actes terroristes dirigés contre les deux terminaux du Golfe.
— Il y a du vrai là-dedans ? demanda le président à son principal conseiller sur la sécurité, un homme studieux au visage mince.
— Rien de tangible, répondit l’homme d’une voix posée. Je vais demander à Langley d’enquêter plus avant, mais tout semble accuser des tremblements de terre. Le fait que deux secousses aient eu lieu non loin l’une de l’autre apparaît comme un caprice de la nature.
— Bon, très bien, mais ne laissons pas les fanatiques profiter de la situation et faire les gros titres. Dennis, j’aimerais que les services concernés renforcent la sécurité dans tous les ports. Assurons-nous que nos terminaux pétroliers soient sous haute surveillance, en particulier ceux du Golfe.
— C’est comme si c’était fait, monsieur le président, répondit le directeur des services de sécurité intérieure, qui se trouvait assis face au chef de l’exécutif.
— Garner, il me semble que le moyen le plus rapide pour calmer l’hystérie publique serait de lâcher quelques barils de la Réserve stratégique de pétrole.
C’était le vice-président James Sandecker, un amiral à la retraite et ancien chef de la NUMA, qui avait émis cette suggestion. Bien que petit, il dégageait une grande force, que confirmaient son regard de braise et sa flamboyante barbe rousse à la Van Dyck. Vieil ami du président, il s’adressait rarement à lui par son titre.
— Les marchés pétroliers devraient se calmer petit à petit. Lâcher une partie des réserves devrait calmer cette peur de pénurie et peut-être restaurer la confiance des marchés.
Le président opina.
— Rédigez un ordre présidentiel à cet effet, lança-t-il à un assistant.
— Une prise de parole à la tribune présidentielle ne ferait pas de mal non plus, ajouta Sandecker en observant le grand portrait de Teddy Roosevelt accroché au mur.
— Je m’y engage, acquiesça le président. Contactez les chaînes de télévision et prévoyez une intervention pour ce soir, ordonna-til. Je conseillerai aux citoyens d’y mettre du leur et de réduire leur consommation d’essence pendant un mois. Cela aidera les raffineries à refaire leurs stocks. Nous rassurerons le public d’abord, puis nous essaierons de trouver un moyen de sortir de ce chaos.
— Deux mesures sont à envisager, fit le directeur de cabinet : le gel temporaire des prix et un rationnement officiel du carburant.
— En dépit de ces mesures, il serait sage de forcer officieusement quelques mains, dit Sandecker. Nous pourrions sans doute inciter nos fournisseurs étrangers à augmenter leur production, et peut-être même nos producteurs nationaux pourront-ils faire un geste... Bien qu’apparemment, l’oléoduc d’Alaska fonctionne déjà à plein régime.
— Oui, le forage arctique a déjà accru sa production à son maximum, confirma le conseiller économique. C’est bien joli toutes ces mesures, mais elles ne peuvent répondre à la demande intérieure. Pire, elles n’auront presque aucun effet sur les marchés mondiaux. Un approvisionnement supplémentaire important, voilà ce dont nous avons besoin, et il va falloir des mois à l’Arabie Saoudite et à l’Iran pour se remettre. Je crains qu’il n’y ait très peu de choses que nous puissions faire actuellement afin d’empêcher l’inflation de façon significative.
Cette sombre déclaration fut accueillie par un silence pesant. Enfin, le président prit la parole.
— Très bien, messieurs, étalez toutes vos cartes. Je veux connaître toutes les options et tous les scénarios catastrophe possibles. Il faut agir vite. Si le prix du pétrole ne baisse pas, combien de temps avons-nous exactement avant de devoir faire face à une crise économique sans précédent ? demanda-t-il en fixant l’économiste droit dans les yeux.
— Difficile à dire, répondit nerveusement celui-ci. Peut-être disposons-nous d’un répit de trente jours avant d’assister aux premiers blocages économiques et de devoir parer au chômage technique qui en résultera. Pour éviter une grave récession, il faudrait que les prix chutent de trente à quarante dollars, mais avec la précarité actuelle des marchés... Un choc de plus, n’importe lequel, et c’est l’effondrement.
— Un autre choc ! fit doucement le président. Que Dieu nous en préserve.
36
La bande de sable vierge qui dissimulait la figurine en porcelaine de Summer ressemblait à présent à un chantier de construction sous-marin. Des grilles en aluminium et des cordes jaunes occupaient toute la parcelle, balisée par de petits drapeaux orange. Le simple prélèvement d’échantillons s’était transformé en fouille à grande échelle, après la découverte d’une grande poutre enterrée à cinquante centimètres sous le sable par Dick et Summer. Des tests supplémentaires avaient confirmé que la figurine en porcelaine et l’ancre en pierre n’avaient pas été jetés au hasard par-dessus bord, mais appartenaient bien à une épave ensevelie entre les deux récifs coralliens.
Les magnifiques plats et bols en porcelaine bleu et blanc, ainsi que plusieurs objets décoratifs et sculptures en jade permettaient d’identifier l’épave comme d’origine chinoise. Certains morceaux provenant de la carcasse du navire correspondaient également à la forme d’une grande jonque chinoise.
À la stupéfaction – et à la contrariété – de Summer, la découverte potentielle d’un ancien navire chinois dans les eaux hawaïennes avait fait sensation. Des journalistes du monde entier avaient fondu sur elle comme des vautours, la soumettant à une série d’entretiens répétitifs desquels elle s’était échappée à ce cirque en allant plonger. L’intérêt des médias s’évanouirait rapidement, elle le savait, alors elle pourrait reprendre les fouilles sans être gênée.
Summer glissa devant les grilles puis croisa deux plongeurs en train d’ôter le sable d’une grande poutre dont on pensait qu’elle était l’étambot. À quelques mètres, des sondages avaient permis de détecter le présence d’une autre grande planche de bois qui aurait pu être le gouvernail. Après avoir fait le tour du chantier, elle regagna la surface en longeant le câble, poing serré au-dessus de la tête.
Summer parcourut à la nage les quelques mètres qui la séparaient de la barge marron en métal, signalant l’emplacement du site. Elle y jeta ses palmes, puis se hissa à bord. Le radeau, équipé d’un roof, était pourvu d’un râtelier mural sur lequel était accroché tout le matériel de plongée nécessaire, et abritait également un générateur, une pompe ainsi que plusieurs compresseurs. Deux planches de surf posées sur le toit de la cabane en fer-blanc donnaient une touche ludique à l’ensemble. Elles appartenaient à Dirk et Summer, qui ne manquaient jamais de les apporter lorsqu’ils avaient l’occasion de travailler à Hawaï.
— Elle est bonne ? lui lança la voix traînante de Jack Dahlgren, penché sur l’un des compresseurs, un tournevis à la main.
— On est à Hawaï, répondit Summer en souriant. C’est toujours un délice.
Elle rangea son équipement et enroula ses cheveux dans une serviette, puis s’approcha de Dahlgren.
— C’est bientôt prêt ? demanda-t-elle.
— On attend encore un ravitaillement de carburant et de provisions du Mariana. Nous avons un compresseur pour une suceuse et un autre pour nous fournir de l’air. La plongée dans ces eaux paradisiaques sera un jeu d’enfant.
— J’ai surtout hâte d’essayer la suceuse sur les derniers endroits ensevelis.
Cet appareil était tout simplement un tube creux dans lequel on faisait passer de l’air comprimé. L’air, en montant dans le tube, permettait d’aspirer sable et débris.
— Mariana Explorer à Brown Bess, entendit-on grésiller sur une petite radio accrochée au parapet.
— Ici Bess. À toi, Dirk, répondit Dahlgren.
— Jack, nous avons le carburant et les hot-dogs et nous ne sommes plus qu’à quinze kilomètres. Le capitaine dit que nous nous allons amarrer sous le vent afin de décharger le carburant.
— On vous attend, fit Dahlgren en avisant un point turquoise sur l’horizon.
La radio grésilla encore une fois.
— Et dis à Summer qu’elle a encore un visiteur qui voudrait lui parler de l’épave. Terminé.
— Pas encore un journaliste ! bougonna Summer en levant les yeux au ciel, agacée.
— Elle sera ravie de faire une autre interview. Terminé, répondit Dahlgren dans le micro en riant devant l’air maussade de Summer.
Le navire de la NUMA arriva dans l’heure qui suivit et s’amarra à la barge. Tandis que Dahlgren veillait à la livraison du baril de cinquante-cinq gallons d’essence, Summer monta abord du Mariana Explorer et se dirigea vers le carré. Elle y trouva Dirk, en train de prendre un café avec un Asiatique à la peau sombre vêtu d’un pantalon en toile et d’un polo bleu marine.
— Summer, je te présente le Pr Alfred Tong, dit Dirk en lui faisant signe de s’approcher.
Tong se leva et serra la main tendue de Summer.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Mlle Pitt, dit-il en plongeant son regard dans les yeux gris de la grande jeune femme.
Sa poignée de main était énergique et sa peau, comme celle de Summer, semblait aimer le soleil. Elle essaya de ne pas fixer la cicatrice proéminente qui barrait sa joue gauche, se concentrant sur la profondeur de ses yeux noisette et ses cheveux de jais.
— Ouf ! fit Summer en rougissant. Je m’attendais à un autre journaliste TV.
— Le Pr Tong est conservateur du Musée national de Malaisie, expliqua Dirk.
— Oui, fit Tong en hochant la tête, en poursuivant dans un anglais haché : Je suivais un séminaire à l’université d’Hawaï lorsque j’ai entendu parler de votre découverte. Un de mes confrères à l’université m’a mis en contact avec le représentant local de la NUMA. Votre capitaine et votre frère ont eu la gentillesse de m’inviter à passer la journée à bord.
— D’un point de vue logistique, votre venue tombe à pic, expliqua Dirk. Le Mariana Explorer se trouvait justement à Hilo pour y recevoir carburant et denrées, et reprendre la route ce soir.
— Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette épave ? demanda Summer.
— Nous possédons déjà une collection importante de pièces d’Asie du Sud-Est, et notre musée expose à l’année de la vaisselle chinoise du quatorzième siècle découverte dans le détroit de Malacca. Bien que ce ne soit pas exactement mon domaine, j’ai une certaine connaissance concernant la poterie des dynasties Yuan et Ming. Vos découvertes m’intéressent donc tout naturellement, et je pense qu’elles peuvent m’aider, et vous aider à évaluer l’âge du navire. Comme beaucoup d’autres, je serais ravi d’identifier un navire royal chinois dans le Pacifique Ouest.
— Déterminer l’âge du navire est une question clé, répondit Summer. Hélas, nous n’avons que très peu d’objets, certains ayant même déjà été envoyés à l’Université de Californie pour analyse, mais je serais heureuse de vous montrer les autres.
— Peut-être serait-il utile de m’en dire un peu plus sur la condition et la configuration de l’épave ?
Dirk déroula un grand rouleau de papier sur la table.
— J’allais justement le faire quand Summer est arrivée.
Ils s’installèrent tous trois à la grande table afin d’examiner le croquis. Le diagramme avait été élaboré par ordinateur et montrait l’épave vue de haut, avec ses différents sections de poutres et objets disposés en fer à cheval près du coussin de lave. Tong fut surpris par le peu de vestiges qui y étaient répertoriés, doutant que l’épave eût été un jour un grand navire.
— Nous avons travaillé de concert avec les archéologues de l’Université d’Hawaï qui nous ont aidés à dégager presque toutes les parties accessibles de l’épave, ne représentant qu’environ dix pour cent de sa totalité.
— Le reste se trouve sous le corail ? demanda Tong.
— Non, mais sous un banc de sable, le nez vers le rivage et perpendiculairement aux deux récifs, expliqua Summer en montrant deux massifs coralliens de part et d’autre du champ de fouilles. Le sable a d’ailleurs empêché que le corail ne dévore ces objets. Cette section de sable a pu être, il y a des milliers d’années, un chenal naturel.
— Si le corail n’a pas emprisonné l’épave, pourquoi les vestiges ne sont-ils pas plus visibles ?
— Pour une raison très simple : la lave.
Summer pointa du doigt l’extrémité fermée du fer à cheval, qui signalait un lit rocheux s’étendant vers le rivage.
— Si vous observez cette partie de la côte, vous vous rendrez compte qu’elle n’est qu’un grand champ de lave. Le reste de l’épave, je suis désolée de le dire, est ensevelie sous une couche de lave pétrifiée.
— Remarquable, fit Tong en haussant les sourcils. Alors le reste de l’épave et sa cargaison sont restés intacts sous la lave ?
— Possible, mais ils peuvent aussi avoir été consumés par elle. Si le navire a coulé et été enseveli sous le sable avant l’éruption volcanique, alors il est peut-être encore intact. Les poutres que nous avons trouvées près du champ de lave sont bien enfouies, ce qui nous laisse un petit espoir...
— Le bon côté, c’est que nous allons pouvoir analyser la lave, ce qui nous aidera à dater l’épave, déclara Dirk. Nous sommes en contact avec un vulcanologue local, spécialiste des éruptions volcaniques et des coulées de lave de cette partie de l’île. Jusqu’ici, nous savons qu’il n’y a pas eu d’activité volcanique depuis au moins deux cents ans, et peut-être plus. Nous espérons obtenir des informations plus précises d’ici quelques jours.
— Et quelles parties du navire avez-vous identifiées ?
— Seulement quelques morceaux, qui semblent provenir de la poupe. Les poutres sont épaisses, ce qui nous pousse à croire que le navire devait être assez grand, peut-être même de plus de soixante mètres. Et puis nous avons trouvé l’ancre en pierre, preuve qu’il s’agit d’un navire chinois de grande taille.
— Et qui donc serait très certainement une jonque chinoise, murmura Tong.
— Oui, répondit Dirk, les navires européens de cette époque étant moitié moins larges. Je me rappelle avoir lu la légende de l’amiral chinois Zheng He, censé avoir fait le tour du monde dans son immense Flotte au Trésor en 1405. Mais je serais étonné que soit enseveli ici un mastodonte à six mâts de cent cinquante mètres de long, comme celui que Zheng He aurait commandé, et si réellement de tels navires ont existé.
— L’Histoire tend à exagérer, déclara Tong. Mais avoir traversé la moitié du Pacifique un demi-siècle avant le voyage supposé de Zheng He serait véritablement un exploit extraordinaire.
— Les objets en céramique tendent à prouver que l’épave date bien de cette époque, dit Summer. Nous les avons comparés avec ceux découverts lors de nos précédentes recherches, nous laissant penser que le bateau pourrait dater du treizième ou quatorzième siècle. Peut-être pourriez-vous nous le confirmer en examinant les céramiques ?
— Avec joie, vous piquez ma curiosité !
Summer invita les deux hommes à la suivre au laboratoire, mieux éclairé. Contre la cloison du fond, on pouvait voir de nombreuses corbeilles en plastique dans lesquelles trempaient les divers objets sortis des profondeurs.
— Il s’agit principalement de fragments du navire, expliqua-t-elle. La cale et les quartiers de vie doivent tous se trouver sous la lave, sinon nous serions forcément tombés sur quelques effets personnels. Nous avons tout de même mis la main sur divers ustensiles de cuisine ainsi qu’une grande marmite, dit-elle en désignant une étagère, ce qui vous intéressera sans doute davantage.
Elle sortit deux plateaux des rayonnages et les posa sur une table en inox. S’y trouvaient plusieurs assiettes, un bol et de nombreux fragments de porcelaine. La plupart des objets étaient de couleur blanc sucre, sauf le bol, en terre noire. Les yeux de Tong s’illuminèrent tandis qu’il sortait une paire de lunettes grossissantes.
— Oui, magnifique, murmura-t-il en faisant un rapide inventaire.
— Que pouvez-vous en déduire ? demanda Summer.
— Les motifs et le matériau concordent avec la production des fours à céramique chinois de Jingdezhen et Jianyang. Dans l’ensemble, cela me paraît plus brut que les œuvres de la dynastie Ming. Cet emblème du poisson, regardez ici, dit-il en soulevant une assiette. Je l’ai déjà vu sur un bol de la période Yuan. Je vous confirme la justesse de votre estimation : ces céramiques sont caractéristiques des objets facturés au cours des dynasties Song et Yuan des douzième et treizième siècles.
Un large sourire illumina le visage de Summer qui adressa un clin d’œil joyeux à Dirk. Tong s’empara alors du dernier objet sur le plateau, une grande assiette bleu cobalt et blanc partiellement ébréchée, comme si on y avait découpé une part de tarte. Au centre de l’assiette vernie, on pouvait admirer un paon se pavanant, et sur les bords, de plus petits dessins montrant un guépard en train de chasser une horde de cerfs. Tong l’étudia avec une curiosité accrue, scrutant encore et encore les minutieux détails.
— L’un des conservateurs du labo a identifié un motif semblable sur des objets issus de la famille royale Yuan.
— Oui, en effet, marmonna Tong avant de reposer le plat puis de reculer de quelques mètres. Semblable peut-être, mais sans doute pas fabriqué pour la famille royale. Je dirais plutôt que cette assiette relevait du commerce, ajouta-t-il. Mais je suis d’accord sur la période Yuan qui, comme vous le savez, s’étend de 1264 à 1368. Bien avant l’amiral Zheng.
— C’est ce dont nous sommes persuadés, même s’il est singulier qu’un bateau de cette époque ait pu se trouver dans les eaux hawaïennes.
En entendant la porte du labo, ils se retournèrent et virent entrer le capitaine du Mariana Explorer. Bill Stenseth, un grand blond, avait gagné le respect de tout le navire par son intelligence, sa maîtrise de la situation et son caractère affable.
— Dahlgren a fini de charger le carburant et les provisions sur votre hôtel flottant. Dès que vous serez prêts à sauter du navire, nous partirons.
— Nous avons presque fini, capitaine. Dirk et moi allons nous préparer et rejoindre Jack sur la barge.
— Vous travaillez encore sur l’épave ? demanda Tong.
— Nous devons encore nous occuper d’une section de poutre, qui pourrait être une partie du gouvernail, expliqua Summer. Si c’est le cas, cela nous donnera une meilleure idée de la dimension du navire. Le Mariana Explorer doit poursuivre l’étude des récifs coralliens de l’autre côté de l’île, donc Dirk, Jack Dahlgren et moi allons camper quelques jours sur la barge afin de finir les fouilles.
— Je vois, répondit Tong. Eh bien, merci de m’avoir fait partager vos découvertes. Dès mon retour en Malaisie, je ferai des recherches dans les archives de notre musée pour voir si je suis en mesure de vous fournir des informations supplémentaires sur vos céramiques.
— Merci d’avoir pris le temps de nous rendre visite et de nous avoir confirmé ce que nous pensions sur l’âge du navire et sa possible origine, répondit Dirk, enthousiasmé.
Dirk et Summer rassemblèrent rapidement leurs maigres effets personnels et sautèrent sur la barge, où Dahlgren larguait déjà les amarres. Sous un coup de trompe, le capitaine Stenseth écarta Y Explorer de la barge et, en peu de temps, le navire turquoise disparut derrière les rochers déchiquetés de la côte pour se diriger vers Hilo.
— Alors, qu’est-ce que vous avez découvert sur notre navire chinois enseveli ? demanda Dahlgren en fouillant dans une glacière à la recherche d’une boisson.
— Le Pr Tong est d’accord avec nous : l’âge des céramiques concorde avec nos estimations initiales, l’épave est donc vieille de sept cents ou huit cents ans, répondit Summer.
— Ce cher professeur semblait particulièrement intéressé par l’assiette qui, selon les gars du labo, semblait appartenir à la famille royale, ce qu’il ne voulait pas avouer.
— Jalousie professionnelle, à mon avis, fit Summer avec un grand sourire. C’est un navire royal, je le sais, c’est tout.
— Royal, fit Dahlgren en s’allongeant sur un fauteuil en toile les doigts serrés sur une canette de bière et les pieds sur le bastingage. Si c’est pas la classe, ça ?
37
À sept mille cinq cents kilomètres à l’est, Pitt et Giordino, tels deux rescapés, entraient dans le hall de l’hôtel Continental d’Oulan-Bator. Leurs vêtements chiffonnés étaient couverts de poussière, tout comme leurs cheveux, leur peau et leurs chaussures. Des cloques dues aux coups de soleil couvraient leur visage là où leur barbe hirsute n’avait pas poussé. Il ne manquait plus qu’un nuage de mouches tournoyant autour de leur tête.
Le réceptionniste toisa les deux étrangers qui s’approchaient de son guichet l’air hagard.
— Des messages pour la 4024 ou la 4025 ? demanda Pitt avec un beau sourire, les dents blanches étincelantes.
Le réceptionniste leva les sourcils en les reconnaissant, puis se rendit prestement dans la petite pièce latérale.
— Un message et un colis, monsieur, dit-il en tendant à Pitt une feuille de papier et un petit paquet envoyé par un service de livraison rapide.
Pitt prit le message et tendit le paquet à Giordino en s’éloignant de la réception.
— Ça vient de Corsov, lui dit-il à voix basse.
— Alors, que voulait nous dire notre agent du KGB préféré ?
— Il a été convoqué à une conférence par le ministre des Affaires étrangères à Irkoutsk. Il nous transmet ses salutations et espère que notre voyage dans le Sud a été fructueux. Il nous contactera à son retour, d’ici quelques jours.
— Très poli de sa part, fit Giordino, sarcastique. Je ne suis pas sûr que Theresa et Jim puissent se payer le luxe d’attendre qu’il revienne.
Il sortit du colis un vieux livre relié en cuir et un gros bocal de vitamines. Une petite carte en tomba. Il la ramassa et la tendit à Pitt.
— Ta femme ?
Pitt hocha la tête, lisant silencieusement la note manuscrite.
Ton livre préféré, avec quelques vitamines supplémentaires pour que tu restes en bonne santé. À consommer avec modération, s’il te plaît, mon amour.
Les enfants t’envoient le bonjour d’Hawaï. Ils ont fait sensation en découvrant une vieille épave. Washington c‘est mort sans toi, alors rentre vite.
Loren
— Un livre et des vitamines ? Voilà qui n’est pas très romantique de la part de Mme Pitt, se moqua Giordino.
— Ah ! mais c’est mon roman d’aventures préféré, il regorge de surprises, déclara Pitt en montrant la reliure à Giordino.
— Moby Dick, de Melville. Bon choix, dit Giordino, moi je me contente des BD d’Archie et Véronica.
Pitt ouvrit le livre et le feuilleta jusqu’à tomber sur la partie évidée. Caché au centre du faux livre, se trouvait un automatique Colt .45.
— Je vois que le harpon est inclus, capitaine Achab, chuchota Giordino en émettant un sifflement.
Pitt ouvrit le couvercle du flacon de vitamines et en sortit une dizaine de balles.
— Est-ce qu’une représentante du Congrès ne risquerait pas des ennuis à envoyer des armes à feu à l’autre bout du monde ?
— Seulement si elle se fait prendre, fit Pitt en souriant avant de refermer le flacon et le livre.
— Maintenant qu’on est armés, plus besoin d’attendre Corsov, lança Giordino.
Pitt secoua lentement la tête.
— De toute façon nous ne sommes plus en sécurité ici, Borjin doit déjà s’inquiéter de ne pas voir revenir son ami bouddhiste...
— Une douche et une bière devraient nous aider à réfléchir.
— D’abord, j’ai quelques données à envoyer, dit Pitt en se dirigeant vers le petit espace professionnel jouxtant la réception.
Il sortit de sa poche le pendentif volé dans le labo de Borjin et le posa sur la photocopieuse. Après avoir griffonné quelques mots sur la copie, il l’envoya par fax aux États-Unis. Puis il faxa à un autre destinataire quelques pages extraites du manuel d’imagerie sismique.
— Voilà qui devrait occuper ces deux paresseux pendant quelque temps, se dit-il en se dirigeant vers sa chambre.
* * *
De l’extérieur, l’ancienne écurie de Georgetown ressemblait à toutes les autres belles résidences du quartier chic de Washington, D.C. Les avant-toits de la demeure en briques patinées avaient été fraîchement repeints, les fenêtres-vitraux du dix-neuvième siècle étincelaient, et le petit jardin était soigneusement entretenu. Tout cela contrastait fortement avec l’intérieur, qui ressemblait au dépôt de la Bibliothèque municipale de New York. Des étagères en bois occupaient tous les murs de la maison, et étaient remplies à ras bord de livres d’histoires sur les bateaux et la navigation. D’autres ouvrages encombraient la table de la salle à manger et les plans de travail de la cuisine, quand d’autres avaient été empilés au sol en divers endroits.
L’excentrique propriétaire de cette maison, St Julien Perlmutter, n’aurait pas voulu qu’il en soit autrement. Les livres étaient la grande passion de cet éminent historien de la mer, dont la collection aurait fait saliver nombre de bibliothécaires et collectionneurs. D’une nature généreuse, il était toujours heureux de partager ses connaissances avec ceux de son entourage qui aimaient l’océan.
Le bip et le ronronnement du fax réveillèrent en sursaut Perlmutter, qui s’était assoupi dans un fauteuil trop rembourré en lisant le journal de bord du célèbre navire fantôme la Marie-Céleste. Dépliant sa silhouette corpulente de près de deux cents kilos, il alla chercher le fax dans son bureau et caressa son épaisse barbe grise en lisant la note sur la première page.
St Julien,
Une bouteille d’airak frais si tu peux identifier ça.
Pitt
— De l'airak ? Mais c’est du chantage ! murmura-t-il avec un grand sourire.
Perlmutter, en fin gourmet, aimait la nourriture riche et exotique, comme en témoignait sa panse tendue. Pitt avait touché le point sensible en lui promettant le lait fermenté de jument mongole. Perlmutter examina les pages faxées par Pitt ainsi que la photocopie du pendentif en argent.
— Dirk, je ne suis pas joaillier, mais je sais justement qui pourrait te renseigner, dit-il à voix haute en décrochant son téléphone. Gordon ? Ici St Julien. Écoute, je sais que nous devons déjeuner ensemble jeudi, mais j’aurais besoin de ton aide dès aujourd’hui. Est-ce que nous pourrions nous voir tout à l’heure ? Très bien, parfait, je m’occupe de la réservation ; retrouvons-nous à midi.
Perlmutter raccrocha et contempla de nouveau l’image du pendentif. Venant de Pitt, cela voulait sûrement dire qu’il y avait une folle histoire derrière. Folle et dangereuse.
* * *
Le Monocle, près du Capitole, était à midi et en pleine semaine en complète effervescence. Dès qu’il eut passé les portes de ce restaurant fort apprécié des politiciens de Washington, sénateurs, lobbyistes accompagnés de leurs assistants, Perlmutter repéra rapidement son ami Gordon Eeten, l’un des seuls à ne pas porter de costume bleu, et qui s’était installé dans un box latéral.
— St Julien, ça fait plaisir de te revoir cher ami, l’accueillit Eeten.
Affichant lui-même une corpulence respectable, Eeten avait un air bienveillant au regard acéré du détective.
— Je vois qu’il faut que je te rattrape, dit Perlmutter avec un sourire en observant le verre de martini presque vide sur la table.
Perlmutter héla le barman et demanda un Sapphire Bombay Gibson, après quoi ils passèrent leur commande. Pendant qu’ils attendaient leurs plats, Perlmutter tendit le fax de Pitt à Eeten.
— Désolé, fit Perlmutter, mais les affaires avant tout. Un de mes amis a trouvé ce bijou en Mongolie et il voudrait en savoir plus. Pourrais-tu nous éclairer ?
Eeten observa la photocopie, le visage aussi impassible que celui d’un joueur de poker. En tant que commissaire-priseur à la célèbre maison Sotheby’s, il avait estimé des milliers d’œuvres d’art avant qu’elles ne soient mises aux enchères, position qui lui permettait de prévenir son ami d’enfance lorsqu’une vente proposait des articles intéressants sur la marine.
— Difficile à évaluer, commença Eeten. Je déteste donner une estimation sur un simple fax.
— Connaissant mon ami, il ne se soucie guère de sa valeur marchande, mais plutôt de sa datation et de ce qu’il représente.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit dès le début ? répondit Eeten, visiblement soulagé.
— Alors tu sais ce que c’est ?
— Oui, je crois. J’ai vu quelque chose de semblable dans un lot que nous avons vendu il y a quelques mois. Bien sûr, il faudrait que j’examine la pièce de visu pour vérifier son authenticité.
— Que peux-tu m’en dire ? demanda Perlmutter qui s’apprêtait à prendre des notes.
— On dirait qu’elle est d’origine seldjoukide. L’aigle à double tête, un motif très particulier, était le symbole favori de cette dynastie.
— Si je me souviens bien, les Seldjoukides étaient une tribu de musulmans turcs qui ont brièvement régné sur une grande partie de l’Empire byzantin, fit Perlmutter.
— Oui, ils ont conquis la Perse autour de l’an 1000 et leur puissance a décliné environ deux cents ans plus tard. Ensuite, ils ont été anéantis par l’empire rival Kharezm sous Ala al-Din Muhammad qui, à son tour, fut battu par Gengis Khan autour de 1220. Ceci pourrait très bien faire partie d’un des butins rapportés en Mongolie par les armées de Gengis Khan.
Un serveur arriva et posa sur la table un faux-filet pour Eeten et du foie de veau pour Perlmutter.
— Quelles connaissances remarquables, Gordon. Je suppose qu’il n’y a pas souvent d’objets d’art asiatiques des douzième et treizième siècles sur le marché.
— C’est drôle, car en effet nous avons très rarement des pièces de cette époque, mais, il y a huit ou neuf ans, nous avons justement été contactés par un courtier en Malaisie qui en avait un lot à vendre. Depuis, il nous fournit de nombreux objets comme celui-ci. Je dirais que nous avons vendu pour plus de cent millions de dollars de ce genre de marchandises au cours de cette période. Et c’est pareil pour Christie’s.
— Ma parole ! Vous avez une idée d’où ils proviennent ?
— Je ne peux que faire des suppositions, dit Eeten en mastiquant son steak. Le vendeur malaisien est un type très secret qui refuse de divulguer ses sources. Je n’ai jamais pu le rencontrer, mais il ne nous a jamais rien envoyé qui ne soit pas authentique.
— Cela semble un peu étrange que toutes ces pièces viennent de Malaisie.
— Certes, mais ces marchandises peuvent avoir été envoyées de n’importe où. Lui, c’est juste un intermédiaire. D’ailleurs, le nom de son entreprise ne sonne pas malaisien.
— Et quel est-il ? demanda Perlmutter en finissant son assiette.
— Un nom étrange. La Buryat Trading Company.
38
Theresa fut soulagée lorsqu’un garde l’invita à sortir de sa chambre. S’ils se décidaient à la tuer, eh bien soit, songea-t-elle. Ce serait préférable à cet emprisonnement qui lui faisait craindre le pire.
Cela faisait deux jours qu’elle était enfermée. On ne lui avait donné aucune explication et elle n’avait eu de contact avec personne, à l’exception de celui qui lui passait un plateau de nourriture. Bien qu’elle n’ait rien su de la visite de la délégation chinoise, elle avait entendu le cortège de voitures arriver et repartir. Plus mystérieux encore, les coups de feu qui avaient retenti à l’arrière de la propriété. Elle s’était hissée jusqu’à la minuscule fenêtre du fond de sa chambre, les yeux écarquillés, mais n’avait pas vu grand-chose excepté la poussière tourbillonnante. Le lendemain matin, désœuvrée, elle avait aperçu par la lucarne les gardes à cheval passer au trot.
Dès qu’elle fut dans le corridor elle vit, heureuse, Wofford, appuyé sur sa canne.
— Les vacances sont finies, dit-il. On dirait qu’on va devoir se remettre au travail.
Ses paroles se révélèrent prophétiques, puisqu’on les escorta jusqu’au bureau dans lequel Borjin les attendait, tirant sur un épais cigare. Il semblait plus détendu que la dernière fois qu’ils l’avaient vu et son arrogance était plus palpable que jamais.
— Venez vous asseoir, chers amis, dit-il en faisant un geste vers la table. Je suis sûr que vous avez apprécié cette petite détente.
— Bien sûr, lança Wofford. Regarder mes quatre murs a été particulièrement relaxant.
Borjin ignora le commentaire et tendit la main vers une nouvelle pile de rapports traitant d’activité sismique.
— Votre travail ici est presque terminé, déclara-t-il, il est urgent maintenant d’enfin sélectionner les bons sites de forage dans cette région.
Il déplia une carte topographique qui couvrait cinq cents kilomètres carrés. Theresa et Wofford virent sur la légende qu’il s’agissait d’une zone chinoise du désert de Gobi, juste au sud-est de la frontière mongole.
— Vous nous avez déjà fourni des données concernant certains sites détaillés. Je dois dire que vos propositions étaient tout à fait judicieuses, dit-il sur un ton condescendant. Comme vous le voyez, les zones que vous avez examinées figurent sur cette carte régionale. Je vous demande de vous y pencher à nouveau avec attention afin de déterminer quels sont les meilleurs puits-tests à exploiter.
— Ces sites ne se trouvent-ils pas en Chine ? demanda Wofford pour le pousser dans ses retranchements.
— Si, en effet, répondit Borjin nonchalamment, sans étayer son propos.
— Vous savez que ces réserves potentielles sont profondes ? demanda Wofford. C’est sans doute pour cela qu’elles n’ont pas été découvertes par le passé.
— Oui. Nous possédons l’équipement approprié pour forer à cette profondeur, répondit Borjin avec impatience. J’ai besoin que deux cents puits tournent à plein régime d’ici six mois. Localisez-les.
Wofford, le rouge aux joues, cachait mal sa colère devant l’arrogance de Borjin. Évitant le pire, Theresa prit la parole.
— Nous pouvons le faire, lança-t-elle précipitamment, mais nous avons besoin de trois ou quatre jours, ajouta-t-elle pour gagner du temps.
— Vous avez jusqu’à demain. Mon directeur des champs pétroliers vous retrouvera dans l’après-midi pour un compte rendu détaillé de vos analyses.
— Lorsqu’elles seront finies, serons-nous libres de rentrer à Oulan-Bator ? demanda-t-elle.
— Je vous ferai conduire là-bas dès le lendemain matin.
— Alors dans ce cas, mettons-nous au travail, fit Theresa en attrapant le dossier, étalant le contenu sur la table.
Borjin hocha la tête, la bouche tordue par un rictus de méfiance, puis se leva et quitta la pièce. Tandis qu’il disparaissait dans le couloir, Wofford se tourna vers Theresa et secoua la tête.
— Bravo, chuchota-t-il. Tu es prête à coopérer ?
— Mieux vaut qu’il le pense, répondit-elle en levant un papier devant ses lèvres. En plus, je n’avais pas envie que tu lui sautes dessus et que tu nous fasses tuer tous les deux.
Wofford sourit, penaud, sachant bien qu’elle avait raison.
Se méfiant toujours des caméras de surveillance, Theresa s’empara d’une carte qu’elle retourna discrètement au milieu d’autres documents. Sur le côté vierge, elle écrivit « Idées pour fuir ». Après avoir griffonné quelques notes, elle le tendit à Wofford. Il prit la carte et fît mine d’étudier les commentaires de Theresa avec intérêt. Alors qu’il la tenait devant lui, Theresa remarqua qu’elle représentait le golfe Persique. Une série de lignes rouges en dents de scie avaient été dessinées sur plusieurs sections de la carte. Theresa avisa deux endroits, situés sur les lignes de faille les plus importantes, encerclées d’un trait rouge : l’un pour la ville de Ras Tannura, l’autre pour une petite île au large de l’Iran.
— Jim, regarde cette carte, l’interrompit-elle en la retournant.
— Cette carte montre la frontière entre une plaque tectonique au bord du golfe Persique et les lignes de faille les plus importantes qui en découlent, dit Wofford après avoir observé les lignes de couleur.
Isolés depuis leur enlèvement, ils ne savaient rien des séismes dévastateurs qui avaient récemment frappé le Golfe. Tandis que Wofford étudiait les deux cercles rouges, Theresa fouilla dans le reste du dossier et dénicha deux cartes semblables. La première était un zoom sur le lac Baïkal en Sibérie.
— Ma parole, regarde ça, dit-elle en pointant du doigt le haut du lac colorié en bleu.
Juste au bout de son doigt, sur la rive nord du lac, se trouvait une grande ligne de faille cerclée de rouge. Un nouvel oléoduc était aussi indiqué sur la carte, et passait à deux ou trois kilomètres au nord du lac.
— Tu ne crois quand même pas qu’ils aient fait quelque chose qui ait pu provoquer la vague de seiche sur le lac ? demanda-t-elle.
— À moins de déclencher une bombe nucléaire, je ne vois pas comment, répondit Wofford d’une voix peu convaincue. Et sur l’autre carte ?
Theresa la posa sur le dessus de la pile. Ils reconnurent immédiatement la côte de l’Alaska, d’Anchorage à la Colombie-Britannique. L’oléoduc d’Alaska, surligné en jaune, s’étendait vers l’intérieur des terres depuis la ville portuaire de Valdez. D’un diamètre d’un mètre vingt, il transportait du pétrole brut depuis les champs fertiles de Prudhœ Bay dans le versant nord de l’Alaska, fournissant un million de barils par jour au marché américain.
Avec une appréhension grandissante, Theresa tendit le doigt vers une épaisse ligne de faille qui longeait la côte. Un cercle rouge foncé avait été tracé sur la faille, non loin du port de Valdez.
Dans un silence angoissé, sans pouvoir détacher leur regard de la carte, ils se demandaient ce que Borjin mijotait.
39
Hiram Yaeger, après avoir englouti un sandwich au poulet arrosé de thé vert, s’excusa auprès de ses compagnons de cafétéria et se leva. Le chef du centre de ressources informatiques de la NUMA, qui ne quittait que très rarement ses chers ordinateurs, se dirigea vivement vers sa tanière, située au dixième étage du siège de la NUMA à Washington. En sortant de la cafétéria, il sourit intérieurement, croisant deux hommes politiques, le regard fixé sur son tee-shirt des Rolling Stones.
En dépit de ses cinquante ans, ce petit génie de l’informatique dégingandé, ses longs cheveux noués en queue de cheval, continuait à afficher son anticonformisme en portant un jean et des bottes de cow-boy. Mais au vu de ses compétences, ainsi qu’en témoignait le vaste centre informatique qu’il dirigeait, le look importait peu. Dans ses’bases de données, on trouvait la collection la plus complète de recherches océanographiques et d’études sous-marines, et toutes les conditions de météo marine en temps réel établies par les centaines de stations à travers le monde. Mais Yaeger n’y trouvait pas que des avantages. La grande capacité d’analyse de ses ordinateurs était fortement convoitée par les scientifiques de la NUMA, toujours désireux de la mettre au service de leurs projets en cours. Et Yaeger ne pouvait refuser de telles requêtes.
Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, Yaeger entra dans son laboratoire, au centre duquel se trouvait une large console en forme de fer à cheval. Un homme bien charpenté, légèrement dégarni et doté d’un visage amical l’attendait, assis dans un des fauteuils pivotants devant la console.
— Ce n’est pas croyable, s’exclama l’homme en souriant. Je t’ai pris en flagrant délit de désertion.
— Contrairement à mes ordinateurs bien-aimés, il faut bien que je mange, répondit Yaeger. Ravi de te revoir, Phil, ajouta-t-il en lui serrant la main. Comment ça se passe dans ton trou ?
À cette allusion, le Dr Phillip McCammon s’esclaffa. En tant que chef de la géologie marine à la NUMA, McCammon était expert dans l’étude des sédiments sous-marins, et il se trouvait que leurs locaux occupaient l’un des niveaux souterrains du bâtiment.
— Nous sommes encore en train de casser des cailloux, déclara McCammon. J’aurais toutefois besoin de ton aide...
— Mon royaume est à ta disposition, répondit Yaeger avec un geste ample, englobant les cinq ordinateurs superpuissants.
— Je n’aurai pas besoin de monopoliser longtemps le château. J’ai reçu une requête officieuse de la part d’un collègue de Langley qui me demande de jeter un coup d’œil à certaines données sismiques. Je suppose que la CIA s’intéresse aux deux récents séismes qui ont pulvérisé le golfe Persique.
— Coïncidence intéressante, que ces deux gros séismes si rapprochés qui ont fait s’envoler les prix du pétrole. S’ils continuent à augmenter, je vais bientôt devoir venir en vélo au boulot, râla Yaeger.
— Tu ne seras pas le seul.
— Bon, que puis-je faire pour t’aider ?
— Ils ont contacté le Centre national d’informations sismiques à Golden, Colorado, afin qu’ils me fassent parvenir une copie sur l’historique de l’activité sismique mondiale de ces cinq dernières années, dit McCammon en tendant à Yaeger la feuille en question.
— L’un de mes analystes vient de mettre au point un logiciel capable d’évaluer les caractéristiques spécifiques des tremblements de terre du golfe Persique. Ces paramètres sont ensuite comparés avec les séismes mondiaux répertoriés dans notre base de données pour recouper les profils.
— Tu crois qu’il y a quelque chose de louche là-dessous ?
— Non, je ne vois pas comment. Mais nous aiderions nos petits copains les espions en déblayant un peu le terrain.
Yaeger hocha la tête.
— Pas de problème. Max va récupérer les données de Golden cet après-midi. Envoie-moi ton logiciel et nous aurons les réponses demain matin.
— Merci, Hiram. Je t’envoie le programme tout de suite.
Tandis que McCammon se dirigeait vers l’ascenseur, Yaeger était déjà en train de taper sur un clavier. Il s’interrompit en avisant le fax de plusieurs pages qu’il venait de recevoir. Il se mit à grommeler en voyant qu’il avait été envoyé de l’hôtel Continental d’Oulan-Bator.
— C’est une vraie avalanche, soupira-t-il en parcourant des yeux le fax avant de se remettre au clavier.
En un instant, une belle femme se matérialisa sur le côté opposé à la console. Elle portait un chemisier blanc transparent et une jupe plissée en laine qui lui arrivait aux genoux.
— Bonjour Hiram. Je commençais à me demander si tu allais m’appeler aujourd’hui.
— Tu sais que je ne peux pas me passer de toi, Max, répondit-il.
Max était une sorte de mirage, une image holographique créée par Hiram comme interface amicale pour son réseau informatique. Max, une copie de la femme de Yaeger, mais à la silhouette éternellement jeune, avait fini par devenir essentielle aux scientifiques de la NUMA qui faisaient confiance à son intelligence artificielle pour résoudre des problèmes complexes.
— Les compliments te mèneront à tout, roucoula-t-elle avec espièglerie. Qu’y a-t-il aujourd’hui ? Un gros ou un petit problème ?
— Un peu des deux, répondit-il. Tu vas peut-être devoir bosser toute la nuit, Max.
— Tu sais que je ne dors jamais, répondit-elle en retroussant les manches de son chemisier. Par où commençons-nous ?
— Eh bien, dit-il en sortant le fax devant lui, on ferait mieux de commencer par le patron.
40
Le soleil des tropiques monta lentement au-dessus des montagnes de lave et des cocotiers jusqu’à baigner la barge dans ses rayons de lumière. À bord, les notes puissantes des guitares hawaïennes électriques masquaient le ronronnement du générateur portable.
Summer, Dirk et Dahlgren avaient déjà quitté leurs lits de camp dressés dans le petit cabanon et se préparaient pour une longue journée de travail sous l’eau. Tandis que Dirk remplissait les réservoirs d’essence de deux compresseurs, Summer finissait son petit déjeuner composé de papayes et de bananes fraîches arrosées d’un verre de jus de goyave.
— Qui commence ? demanda-t-elle en regardant les eaux calmes de ce début de matinée.
— Je crois que le capitaine Jack a une petite idée de notre emploi du temps, lança Dirk en faisant un signe de tête vers Dahlgren.
Vêtu d’un caleçon de bain, de tongs et d’une chemise hawaïenne délavée, Dahlgren était penché sur les régulateurs fixés aux deux casques de plongée superlégers. Il devait son surnom de capitaine à la vieille casquette bleue qu’il portait, celle qu’affectionnaient les riches propriétaires de yacht, décorée de deux ancres dorées sur l’avant. Celle de Dahlgren, elle, avait l’air d’avoir été écrasée par un char M-l.
— À vos ordres, dit Dahlgren d’une voix rocailleuse. Nous travaillerons par séquences de quatre-vingt-dix minutes, deux plongeurs à la fois, puis nous tournerons après avoir fait une pause. Dirk et moi nous allons prendre le premier quart, puis tu pourras me rejoindre pour le deuxième pendant que Dirk travaillera son bronzage, dit-il à Summer.
— Ce qui me fait penser que je n’ai pas vu de shaker à bord de ce rafiot, fit Dirk l’air désappointé.
— Je regrette de t’informer que de toute façon, on a fini les dernières rations de rhum hier soir. À des fins médicinales, ajouta Dahlgren.
Dirk semblait aussi paniqué que Summer, qui leva les yeux au ciel, l’air effaré.
— Bon, très bien, chères futures recrues des Alcooliques Anonymes, au boulot maintenant. Si par chance nous avons trouvé le gouvernail, un gros travail d’excavation reste à faire. Il nous faudra encore démonter et ranger les grilles, alors dépêchons, car j’aimerais partir un peu avant le retour du Mariana Explorer afin de continuer les recherches.
Dahlgren se releva, puis enleva sa casquette qu’il lança sur le pont. Tel un frisbee, elle alla toucher la poitrine de Summer. La jeune femme sursauta, puis la rattrapa alors qu’elle rebondissait sur le pont.
— Voilà, fit Dahlgren, tu fais un bien meilleur capitaine Bligh que moi.
Dirk se mit à rire et Summer rougit avant de rétorquer :
— Attention, je pourrais bien accidentellement couper votre air lorsque vous serez au fond.
Dirk mit en route les deux compresseurs d’air, puis imita Dahlgren et enfila une combinaison légère appropriée à la plongée en eaux chaudes. Ils partageraient l’air de surface fourni par un compresseur, ce qui leur permettrait de travailler plus librement qu’avec des bouteilles et de prolonger leur temps de plongée.
Puisqu’ils ne descendraient pas au-delà de dix mètres, ils pouvaient en théorie travailler toute la journée sous l’eau sans craindre les accidents de décompression.
Summer prit la suceuse à air comprimé et passa le gros tuyau de PVC par-dessus bord. Un autre, qui venait du deuxième compresseur, fut attaché à l’extrémité de la suceuse, fournissant l’approvisionnement en air grâce à une valve réglable. Summer abaissa doucement l’appareil en retenant la conduite d’air jusqu’à ce que la suceuse touche le fond et que la tension se relâche.
Dirk enfila ses palmes, puis jeta un coup d’œil à sa montre.
— On se voit dans quatre-vingt-dix minutes, lança-t-il à Summer avant de passer son casque de plongée.
— Je laisse les lumières allumées, répliqua Summer en criant pour couvrir le bourdonnement des compresseurs.
Elle s’approcha du garde-corps et démêla trois conduites d’air qui suivraient les plongeurs sous l’eau. Dirk lui fit un signe de la main avant de sauter par-dessus bord, suivi une seconde plus tard par Dahlgren.
Le mugissement des compresseurs s’interrompit dès que Dirk heurta la surface et pénétrait dans l’eau turquoise. Il poussa la tête en avant et battit des pieds en direction du fond, où il trouva rapidement la suceuse à air. Après s’être emparé du tuyau, il suivit Dahlgren qui descendait plus encore. Les deux hommes s’arrêtèrent devant deux drapeaux orange plantés dans le sable. Dirk souleva la suceuse afin de la positionner verticalement, puis ouvrit le robinet de la conduite d’air. Un flot d’air comprimé fut soufflé par l’extrémité du tuyau avant de remonter en gargouillant vers la surface, emportant avec lui sable et eau. Dirk balaya la suceuse sur le plancher sous-marin d’avant en arrière, ce qui creusa un petit trou dans le sable à côté du point de repère.
Dahlgren, après s’être assuré que tout fonctionnait, prit position un peu plus loin. Il tenait à la main une tige en acier inoxydable munie d’une poignée qu’il enfonça dans le sable jusqu’à ce qu’elle rencontre, au bout d’une cinquantaine de centimètres, quelque chose de solide. D’après son expérience, il reconnut la matière : du bois. Retirant la sonde, il se déplaça d’une trentaine de centimètres et répéta son geste. Après plusieurs sondages, il put délimiter le périmètre de l’objet enseveli qu’il marqua à l’aide de petits drapeaux orange.
Le trou créé par la suceuse à air s’agrandissait lentement. Dirk venait de buter contre une surface plate fortement incrustée. En regardant les drapeaux plantés par Dahlgren, il se rendit compte qu’il s’agissait d’un objet immense. S’il s’agissait bien du gouvernail, il allait falloir réévaluer l’échelle du reste du navire.
Sur la barge, Summer vérifia une fois de plus le fonctionnement des compresseurs, puis alla s’asseoir sur une chaise longue devant les conduites d’air. Sous la brise de terre fraîche qui soufflait sur la barge, Summer frissonna. Elle était impatiente que le soleil du matin commence à réchauffer le pont.
Elle était hypnotisée par le paysage, et admirait la côte hawaïenne escarpée en respirant les effluves parfumés de la flore qui lui parvenaient depuis l’île luxuriante. Vers le large, les eaux du Pacifique semblaient briller d’une intensité irréelle venue des profondeurs bleutées. Remarquant sans y prêter attention un navire noir à l’horizon, elle prit une grande goulée d’air pur et s’installa confortablement dans son siège.
— Si ça c’est du boulot, songea-t-elle avec amusement, je n’ai pas besoin de congés payés.
41
Pitt était déjà debout et habillé lorsque l’on frappa de bonne heure à la porte de sa chambre. Il alla ouvrir avec appréhension, soulagé de découvrir un Al Giordino souriant sur le seuil.
— J’ai trouvé ce vagabond en train de faire la manche dans le hall de l’hôtel, dit-il avec un signe par-dessus son épaule. Je me suis dit que tu saurais quoi faire de lui.
Rudi Gunn, fatigué et échevelé, se tenait derrière la silhouette massive de Giordino, l’air soulagé.
— Ah, mon cher directeur adjoint perdu de vue, fit Pitt en souriant. Nous pensions que tu t’étais peut-être trouvé une jolie babouchka et que tu avais pris racine dans la Sibérie profonde.
— Je n’ai été que trop content de quitter la Sibérie profonde. Mais finalement, j’y serais bien resté si j’avais su que la Mongolie était encore deux fois plus sauvage, se plaignit Gunn en entrant dans la pièce et se laissant tomber lourdement dans un fauteuil. Personne ne m’a prévenu qu’il n’y a pas une seule voie goudronnée dans tout le pays. J’ai conduit toute la nuit sur quelque chose que je n’oserais pas appeler route. J’ai l’impression de n’avoir fait que sauter entre New York et Los Angeles sur une échasse à ressort.
Pitt lui tendit une tasse de café.
— Tu as pu transporter tout notre équipement ? demanda-t-il.
— Oui, je l’ai chargé dans une camionnette que l’institut a eu la gentillesse de me prêter... ou de me vendre, je ne sais pas. Cela m’a coûté jusqu’à mon dernier rouble de graisser la patte des douaniers russes pour entrer en Mongolie. Je suis sûr qu’ils me croient de la CIA.
— Tu n’as pas les yeux de fouine caractéristiques, marmonna Giordino.
— Mais je ne peux pas me plaindre, fit Gunn en regardant Pitt. Al m’a raconté votre équipée dans le désert de Gobi. Ça n’avait pas l’air d’une sinécure.
— Non, mais un excellent moyen de voir le paysage, fit Pitt en souriant.
— Ce taré de Xanadu... est-ce qu’il retient prisonniers les géophysiciens ?
— Ce qui est sûr, c’est que Roy est mort. Nous ne pouvons que supposer que les autres y sont encore et en vie.
La conversation fut interrompue par la sonnerie du téléphone. Pitt répondit et, après avoir dit quelques mots, plaça le téléphone sur haut-parleur. On entendit la voix détendue de Hiram Yaeger.
— Salutations de Washington, où la bureaucratie locale commence à se demander ce qui est arrivé à leurs gourous des profondeurs préférés.
— On est juste retenus afin d’admirer les merveilleux trésors sous-marins de la Mongolie-Extérieure, répondit Pitt.
— C’est ce que je pensais. Évidemment, quand nous sont parvenues ces nouvelles fracassantes, nous avons tous compris que vous y étiez pour quelque chose.
Les trois hommes se regardèrent sans comprendre.
— Nous avons été légèrement occupés, fit Pitt. Quelles nouvelles ?
— La Chine a déclaré ce matin qu’elle rétrocédait les territoires de Mongolie-Intérieure à l’État de Mongolie.
— J’ai remarqué un rassemblement sur la place au bout de la rue qui ressemblait à une cérémonie, dit Gunn. J’ai cru qu’il s’agissait d’une fête locale.
— La Chine se cache derrière un geste diplomatique amical et a même reçu toutes sortes de félicitations de la part des Nations unies et des dirigeants occidentaux. Des factions clandestines luttent depuis des années afin d’obtenir l’indépendance de la Mongolie-Intérieure et sa réunification avec la Mongolie. Cela expliquait les mauvaises relations entre les deux pays. Officieusement, les analystes penchent plus pour un intérêt économique. Certains supposent qu’un accord a été conclu en ce qui concerne l’approvisionnement en pétrole ou en autres ressources dont la Chine a besoin pour maintenir sa croissance... D’un autre côté, personne ne pense que la Mongolie ait beaucoup de pétrole à offrir.
— C’est exactement cela. Je suppose alors que tu peux affirmer qu’Al et moi-même avons bien participé aux négociations, fit Pitt en jetant un regard entendu à Giordino.
— Je savais bien que vous aviez quelque chose à voir là-dedans, fit Yaeger en riant.
— C’est surtout la compagnie pétrolière Avarga et Tolgoï Borjin les responsables. Al et moi avons vu les réservoirs de stockage déjà positionnés tout le long de la frontière.
— C’est assez remarquable qu’il ait obtenu si vite les clés du château, fit Giordino. Il devait avoir une sacrée monnaie d’échange.
— Ou de désinformation. Hiram, as-tu été en mesure de dénicher quelque chose sur ce que je t’ai faxé ? demanda Pitt.
— Max et moi nous y avons passé la nuit. Ce type et son entreprise sont une vraie énigme. Des finances solides, mais des agissements douteux.
— Un contact russe local nous a fait part des mêmes suppositions, dit Giordino. Que penses-tu de ses holdings pétrolières ?
— Il n’y a aucune trace d’exportations hors de Mongolie de la part d’Avarga. Mais il faut dire qu’il n’y a pas grand-chose à exporter. Ils sont censés ne travailler que sur quelques puits actifs.
— Donc ils ne pompent pas un volume suffisant pour intéresser la Chine ni même un autre pays ?
— Nous n’avons pu le prouver. Ce qui est drôle, c’est que nous sommes tombés sur un nombre important de contrats avec deux fournisseurs occidentaux de matériel de champ pétrolier. Avec le baril à plus de cent cinquante dollars, c’est la course folle aux nouvelles explorations et aux nouveaux forages. Les fournisseurs ont une liste d’attente énorme. Pourtant, Avarga était déjà en tête de liste. Apparemment, cela fait trois ans qu’ils achètent des quantités importantes d’équipements spécialisés en forage et en installation d’oléoduc, tous expédiés en Mongolie.
— Nous en avons trouvé une partie à Oulan-Bator.
— Le seul élément mystère, c’est ce tunnelier. Nous n’avons trouvé qu’une seule trace de ce modèle à l’exportation, or, il a été envoyé en Malaisie.
— Peut-être s’agit-il d’une société écran de nos amis d’Avarga ? supposa Pitt.
— Sans doute. Le modèle de tunnelier que vous avez vu est conçu pour creuser un oléoduc à faible profondeur. En d’autres termes, parfait pour enterrer un oléoduc dans les sables du désert de Gobi. Ce que je n’ai pas réussi à résoudre, c’est comment Borjin a pu obtenir tout cet équipement ultrasophistiqué alors qu’il ne dispose d’aucune source de revenus.
— C’est Gengis Khan qui paie l’addition.
— Je ne saisis pas.
— Mais oui ! fit Giordino. N’oublie pas qu’il est enterré dans le jardin de ce Borjin.
Tandis que Giordino dévoilait à Gunn et Yaeger le tombeau découvert dans le sanctuaire chez Borjin ainsi que le journal de Hunt récupéré dans le trimoteur écrasé, Pitt sortit un fax de dix pages envoyé par Perlmutter.
— St Julien nous le confirme, dit Pitt. Sotheby’s et les autres grandes maisons de vente aux enchères ont reçu en flux continu nombre d’objets précieux du continent asiatique des douzième et treizième siècles au cours des huit dernières années.
— Le butin enterré avec Gengis Khan ? demanda Gunn.
— Pour une valeur de plus de cent millions de dollars. Perlmutter affirme que les objets viennent tous des régions conquises par Gengis Khan avant sa mort. Tout colle, même la source d’approvisionnement : les objets ont tous été acheminés par une société écran malaisienne, nommée la Buryat Trading Company.
— La même qui a acheté le tonnelier ! s’exclama Yaeger.
— Le monde est petit, hein ! Hiram, lorsque nous aurons terminé, peut-être que Max et toi vous pourrez vous renseigner sur cette société écran.
— Bien sûr. Il faut aussi que nous parlions de ce bout de strudel que tu m’as envoyé.
— Ah oui, les documents rédigés en allemand. Est-ce que vous avez trouvé quelque chose ?
— Pas vraiment. Comme tu l’as remarqué, ce sont les premières pages d’un manuel technique. Tu les as trouvées sur un grand appareil, j’imagine ?
— Une pièce bourrée d’informatique, qui alimente un tripode de trois mètres de haut. Une idée de ce que cela pourrait être ?
— Il n’y a pas assez de données pour déterminer sa fonction précise, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il s’agit d’un appareil sismique acoustique.
— Tu peux répéter en anglais ?
— Principalement un truc expérimental. Von Wachter a manifestement réussi à développer cette technologie.
— Qui est von Wachter ? demanda Pitt.
— Le Dr Friedrich von Wachter, un éminent professeur en ingénierie électrique de l’université de Heidelberg, et bien connu pour ses recherches sur l’imagerie acoustique et sismique. Max a pu faire le lien entre von Wachter et la machine après avoir lu l’un de ses derniers articles concernant une éventuelle application d’un appareil sismique acoustique à l’imagerie souterraine.
Gunn se servit une nouvelle tasse de café tout en continuant à écouter attentivement la voix de Yaeger par le haut-parleur.
— Bien que tout cela soit obscur, il semblerait que le Dr von Wachter ait développé un modèle d’imagerie sismique par ondes acoustiques, dit-il. Comme vous le savez, pour l’exploration pétrolière l’imagerie sismique repose habituellement sur un explosif mécanique, comme de la dynamite ou un camion vibreur, qui permet d’envoyer une onde de choc dans la terre. Les ondes sismiques réfléchies sont ensuite enregistrées et traitées par informatique, donnant une image du sous-sol.
— Bien sûr. Les navires de recherche utilisent d’ailleurs un fusil à air comprimé pour provoquer ces ondes, dit Giordino.
— Von Wachter a apparemment abandonné les explosifs et développé électroniquement un moyen de produire cette onde de choc. Son appareil acoustique, si je comprends bien, déclenche une explosion sonore de haute fréquence qui se transforme en ondes sismiques sous la surface.
— D’après notre expérience des sonars, les ondes à haute fréquence ne pénètrent pas assez loin sous la surface pour en être capables, fit remarquer Giordino.
— Certes. La plupart des ondes se réfléchissent facilement près de la surface. Apparemment, les explosions concentrées de von Wachter permettent un plus grand bombardement d’ondes sonores. D’après les données du manuel et votre description de l’engin, il se pourrait que von Wachter utilise trois dispositifs assez larges pour que les ondes pénètrent la terre en profondeur.
— Je parie que c’est comme ça qu’ils ont trouvé Gengis, fit remarquer Pitt. Sa tombe était censée se trouver dans un lieu inconnu au milieu des montagnes, en compagnie d’autres membres de la famille royale.
— Et à présent ils troquent cette richesse contre du pétrole, ajouta Gunn.
— Une technologie précieuse, pour laquelle les compagnies pétrolières seraient prêtes à payer cher. Le Dr von Wachter doit être un homme riche, dit Giordino.
— C’est surtout un homme mort. Lui et son équipe d’ingénieurs allemands ont été tués dans un glissement de terrain, en Mongolie, voici un peu plus d’un an.
— Pourquoi est-ce que cela me semble louche ? fit Giordino.
— Dois-je ajouter qu’ils travaillaient à l’époque pour la société Avarga ? dit Yaeger.
— Encore du sang sur les mains de Borjin, conclut Pitt, peu surpris.
L’absence totale de scrupules de l’empire d’Avarga et de son chef, Tolgoï Borjin, n’était plus vraiment un scoop.
— Ça ne colle pas, dit Giordino. Une équipe de chercheurs en sismologie tués, une autre enlevée. Un tunnelier, un équipement de forage spécial, l’immense entrepôt de stockage caché au milieu du désert... Un parmi d’autres, si l’on en croit notre ami Tsengel. Tous reliés par un système d’oléoducs souterrains courant sous la surface du désert. Et pourtant, aucun signe de pétrole. Pourquoi ?
Tous restèrent silencieux, essayant de comprendre. Puis le visage de Pitt s’éclaira.
— Parce que, dit-il lentement, ils n’ont pas été en mesure de creuser là où se trouve le pétrole.
— Borjin a probablement graissé assez de pattes pour forer là où il veut en Mongolie.
— Mais si le pétrole ne se trouvait pas en Mongolie ?
— Bien sûr ! fit Gunn pour qui la réponse devenait évidente. Le pétrole est en Chine ou, pour être plus précis, en Mongolie-Intérieure. Comment a-t-il pu convaincre les Chinois de lui céder les territoires, ça c’est ce que j’aimerais savoir.
— Ils sont en mauvaise posture, dit Yaeger. À la suite des tremblements de terre dans le golfe Persique et de l’incendie qui a détruit leur principal terminal pétrolier près de Shanghai, la Chine ne peut plus subvenir à ses besoins en pétrole, ni même compter sur ses importations. Ils sont dans une situation désespérée et pris à la gorge, ce qui pourrait expliquer leur comportement irrationnel.
— Et la présence de réservoirs de stockage près de la frontière. Il doit exister quelques puits secrets en Mongolie-Intérieure, les Chinois vont payer le prix fort pour récolter les fruits de leur propre jardin, supposa Pitt.
— Je n’aimerais pas être de ce côté de la Grande Muraille lorsqu’ils découvriront l’arnaque, fit Gunn.
— Cela pourrait expliquer pourquoi Borjin a enlevé l’équipe de prospecteurs du lac Baïkal, dit Giordino.
Il a sans doute besoin de leur expertise pour localiser les sites de forage afin d’exploiter le pétrole le plus vite possible.
— Et pourquoi ne pas avoir recruté des experts directement sur le marché ? dit Yaeger.
— Peut-être ne voulait-il pas prendre de risques concernant la situation des gisements.
— Bien sûr, mais maintenant qu’il a signé cet accord avec les Chinois, il va probablement les libérer.
— Peu probable, dit Pitt. Ils ont déjà assassiné Roy et essayé de nous tuer. Non, je suis persuadé que, dès que Borjin leur aura soutiré les informations nécessaires, il s’en débarrassera.
— Avez-vous déjà contacté l’ambassade américaine ? Nous avons besoin d’appuis politiques pour les sauver, dit Gunn.
Pitt et Giordino se regardèrent, pensant à la même chose.
— Ça ne sert à rien, Rudi, dit Giordino. Borjin est trop bien protégé. Notre ami russe a déjà essayé, en vain, alors que la Russie a bien plus d’influence que notre pays dans cette partie du monde.
— Il faut bien faire quelque chose, répliqua-t-il.
— C’est ce que nous allons faire, dit Pitt. Nous allons partir à leur recherche.
— Vous ne pouvez pas faire ça. Y aller au nom du gouvernement américain pourrait créer un incident diplomatique.
— Pas si le gouvernement américain n’en sait rien. Et d’ailleurs, nous ne serons pas seuls cette fois, puisque tu viens avec nous.
Gunn, soudain livide, fut pris de nausée.
— Je savais que j’aurais dû rester en Sibérie, murmura-t-il.
42
Le Dr MeCammon arrivait au centre informatique de la NUMA au moment même où Yaeger raccrochait avec la Mongolie. Sur le côté opposé de la console, l’image holographique de Max se tourna vers le géologue marin et sourit.
— Bonsoir, Dr MeCammon, dit-elle. Alors comme ça, vous travaillez tard ?
— Euh, bonsoir, répondit MeCammon, ne sachant comment se comporter face à l’image virtuelle.
Se tournant nerveusement, il salua Yaeger.
— Bonjour Hiram. Longue journée ? demanda-t-il en remarquant que l’informaticien ne s’était pas changé depuis la veille.
— Très, répondit Yaeger en réprimant un bâillement. Une requête de dernière minute du patron qui nous a bien occupés. Nous pensions vous voir plus tôt.
— Des réunions de dernière minute ont réussi à me prendre presque toute la journée. Je comprendrais que vous n’ayez pas eu le temps de vous occuper des données du Centre sismique, déclara MeCammon.
— Ne dites pas de bêtises ! fit Yaeger, offensé. Max est capable de mener à bien plusieurs tâches à la fois !
— Oui, répliqua Max. Et au moins certains d’entre nous parviennent même à ne pas se négliger.
— Nous avons rentré les données hier soir, poursuivit Yaeger en ignorant le commentaire, et appliqué votre logiciel de bonne heure ce matin. Max, s’il te plaît, veux-tu imprimer pour le Dr McCammon une copie des résultats du programme ? Et pendant ce temps, si tu nous faisais un résumé de tes découvertes.
— Certainement, répondit Max.
Une grande imprimante laser dans un coin de la pièce se mit immédiatement à bourdonner, imprimant le premier document tandis que Max choisissait ses mots.
— Les données reçues par le Centre national d’informations sur les séismes concernaient l’activité sismique globale des cinq dernières années, y compris les deux gros derniers tremblements de terre qui ont récemment frappé le golfe Persique. Votre logiciel a analysé les deux séismes, puis a filtré leurs caractéristiques communes avec celles de la base de données. Il est intéressant de voir qu’ils présentent de nombreux points communs.
Max s’interrompit pour donner du poids à ses paroles, puis elle se rapprocha de Yaeger et de McCammon avant de poursuivre.
— Les deux événements ont été classés comme tremblements de terre de faible profondeur, car les épicentres se situaient à moins de trois kilomètres sous la surface. Pourtant, la plupart des séismes de cette catégorie ont en général un épicentre situé à une profondeur de cinq à quinze kilomètres.
— La différence est significative, dit McCammon.
— Moins important, les deux séismes étaient d’origine tectonique et non volcanique. Et comme vous le savez, tous deux étaient de gros séismes, mesurant plus de 7.0 sur l’échelle de Richter.
— N’est-il pas assez rare d’avoir deux séismes de cette magnitude ? demanda Yaeger.
— C’est un peu inhabituel, mais pas impossible, répondit McCammon. À Los Angeles, un tremblement de terre comme celui-ci ferait l’objet de toutes les attentions, mais en réalité, un séisme d’une telle amplitude a lieu environ une fois par mois quelque part dans le monde. La plupart du temps, ils touchent des zones non peuplées ou se produisent sous la mer, c’est pourquoi nous n’en entendons pas parler.
— C’est exact, dit Max. Toutefois, on relève une anomalie statistique due à la proximité de ces deux séismes.
— D’autres similarités, Max ?
— Oui. Bien que difficiles à quantifier, il semble que les dégâts causés par ces séismes soient sans commune mesure avec leur force. Des dommages structurels significatifs ont été enregistrés sur les deux sites, qui excèdent ceux constatés par des séismes de même ampleur. Les dommages ressemblent plutôt à ce que ferait un séisme de magnitude 8.0.
— L’échelle de Richter n’est pas toujours une mesure fiable pour évaluer la puissance destructrice d’un séisme, fit remarquer McCammon, et particulièrement pour les événements de faible profondeur. Dans ce cas, nous avons deux séismes de ce type qui, effectivement, se sont révélés particulièrement dévastateurs. L’intensité au sol devait certainement être plus importante que ce que suggère la mesure.
Max fronça brièvement les sourcils tout en fouillant sa base de données, puis elle adressa un signe de tête à McCammon.
— Vous avez absolument raison, docteur. Dans les deux cas, les ondes sismiques primaires étaient de bien plus faible amplitude que celles de surface.
— Autre chose, Max ? demanda McCammon qui s’était enfin habitué à l’hologramme.
— Oui, un dernier point. Pour ces deux séismes, on a enregistré des ondes P de faible amplitude juste avant celles réellement induites par le séisme.
— Présecousses, je suppose, dit McCammon. Ce n’est pas inhabituel du tout.
— Quelqu’un aurait-il la gentillesse de m’expliquer cette histoire d’ondes P et d’ondes de surface ? demanda Yaeger d’un air las.
Max secoua la tête.
— Est-ce que je dois vraiment tout t’apprendre ? C’est de la sismologie élémentaire. Le glissement d’un séisme tectonique commun génère trois types de dégagement d’énergie sismique, ou d’ondes de choc, si tu veux. La première vague est appelée onde de type P comme Primaire. Elle a les mêmes propriétés qu’une onde sonore, c’est-à-dire la capacité à passer à travers la roche solide et même le noyau terrestre. Une onde plus lente et donc secondaire est appelée l’onde S. Celle-ci se propage en biais à travers la roche et produit des déplacements horizontaux et verticaux du sol lorsqu’elles atteignent la surface de la terre. Lorsque les deux types d’ondes arrivent à la surface, elle se réfléchissent pour produire des ondes de surface supplémentaires, qui créent le noyau dur du tremblement ressenti au sol.
— Je vois, dit Yaeger. Donc il s’agit en fait de différentes fréquences envoyées par l’épicentre du séisme.
— C’est cela, dit McCammon.
— Y a-t-il une large ligne de faille dans la zone ?
— Le golfe Persique est proche de la frontière entre la plaque arabique et la plaque eurasienne. Presque toute l’activité sismique mondiale se situe dans ces zones étroites qui entourent les plaques. Les grands séismes de l’Histoire qui ont touché l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan laissent penser que les deux tremblements de terre du Golfe n’ont rien d’extraordinaire, si ce n’est leur proximité.
— Je suppose que ton copain de Langley n’aura pas grand-chose à se mettre sous la dent, fit Yaeger.
— Apparemment non, répondit McCammon. Mais grâce à Max, il aura beaucoup de données à avaler.
Tandis que McCammon s’avançait vers l’imprimante pour y prendre le document, Yaeger lança une dernière question à l’ordinateur.
— Max, lorsque tu t’es servie du logiciel de Phil, as-tu trouvé d’autres séismes présentant les mêmes caractéristiques ?
— Eh bien, oui. Ce sera plus simple de vous le montrer en images, donc regardez l’écran.
Derrière Max, un grand écran afficha soudain une carte du monde en couleur. Deux points rouges clignotants apparurent sur le golfe Persique, signalant les séismes récents. Quelques secondes plus tard, une flopée de points rouges apparaissaient en plusieurs grappes, concentrés dans une même zone d’Asie du Nord-Est. Ils furent suivis d’un unique point, un peu plus au nord. McCammon posa son rapport et s’approcha de la carte avec curiosité.
— Au total, trente-quatre événements sismiques ont été identifiés par les données du Centre national d’informations sur les séismes comme possédant les mêmes caractéristiques que ceux qui nous préoccupent. Le plus récent s’est produit il y a tout juste une semaine en Sibérie, fit Max en montrant le point isolé.
Les yeux cernés de Yaeger s’agrandirent sous le choc.
— Et les autres ? demanda-t-il.
— Principalement en Mongolie. Quinze événements dans les montagnes à l’est de la capitale Oulan-Bator, dix dans la province méridionale de Dornogov et neuf autres dans une zone juste au-dessus de la frontière chinoise. Et celui en Sibérie, au lac Baïkal.
— La Mongolie, marmonna Yaeger en secouant la tête, incrédule.
Il se leva lentement et se frotta les yeux avant de se tourner vers McCammon.
— Phil, dit-il, je crois que vous, moi et Max, nous allons avoir besoin de café.
43
Tout en écoutant le dernier album de Nils Lofgren sur son baladeur MP3, Summer surveillait la tension des conduites d’air qui passaient en serpentant par-dessus le bord de la barge, tout en chantonnant gaiement. L’ennui commençait tout juste à la gagner et elle était impatiente de plonger à son tour pour travailler sur l’autre extrémité de la ligne. Tandis qu’elle se relevait tout en s’étirant, elle remarqua une nouvelle fois le navire noir, qui contournait à présent la pointe de Kahakahakea. Le bateau semblait pointer sa proue sur la barge de la NUMA, ce qui la chiffonnait.
— Par pitié, plus de journalistes ! prononça-t-elle à haute voix.
Mais en observant le navire, ses soupçons se confirmèrent : il s’agissait d’un navire de forage, dont la taille n’excédait pas quatre-vingts mètres. Indépendamment de son aspect plutôt misérable, la rouille maculant les dalots, le pont et le château avant couverts de terre et de graisse, sa fonction troublait Summer : que faisait un navire de forage dans les eaux hawaïennes, là où il n’y avait aucun gisement pétrolier à proprement parler et où la profondeur de l’océan tombait rapidement à plus de trois mille mètres, rendant tout forage sous-marin trop coûteux ?
Summer ne quittait pas des yeux le vieux navire qui fonçait droit sur eux, soulevant des gerbes d’écume blanche de part et d’autre de sa proue usée. Même s’il ne se trouvait plus qu’à un bon kilomètre de distance, il ne faisait pas mine de réduire sa vitesse. À quatre cents mètres, Summer lança un coup d’œil vers le pavillon accroché au toit de l’abri sur la barge. Un grand drapeau rouge de plongée avec sa diagonale blanche flottait dans la brise matinale.
— J’ai des plongeurs dans l’eau, abrutis ! maugréa-t-elle à l’intention du navire imperturbable.
Maintenant assez proche, Summer put distinguer deux silhouettes sur le pont. Elle se dirigea alors vivement vers le parapet et gesticula en montrant le drapeau de plongée. Le navire avait fini par ralentir, mais approchait de la barge avec obstination. Il était à présent clair qu’il comptait s’ancrer juste à côté.
Summer se précipita vers l’abri pour utiliser la radio marine. Après avoir mis la VHF sur le canal 16, elle cria dans le microphone :
— Navire de forage à l’approche, ceci est une barge de recherche de la NUMA. Nous avons des plongeurs dans l’eau. Je répète, nous avons des plongeurs dans l’eau. Veuillez vous écarter, terminé.
Impatiente, elle attendait une réponse qui ne venait pas. D’une voix où perçait l’urgence, elle répéta son appel. De nouveau, rien.
Le navire ne se trouvait plus qu’à quelques mètres. Summer revint au parapet et se mit à crier en pointant le drapeau de plongée. Le navire amorça un virage, mais sa position indiquait qu’il se préparait simplement à s’amarrer le long de la barge. S’attendant à moitié à voir débarquer une bande de journalistes et de cadreurs victimes du mal de mer, elle fut surprise de ne voir personne sur les ponts tribord et bâbord ; les hommes du château avant étaient invisibles. Un léger frisson parcourut sa colonne vertébrale.
Avec un doigté de barreur expérimenté, le navire vint se ranger contre la barge en douceur jusqu’à ce que son parapet de tribord se trouve juste au-dessus de la rambarde inférieure de la barge. Les multiples hélices du navire furent activées, lui permettant de se maintenir précisément en place comme s’il était physiquement ancré à la barge.
Le navire fantôme resta parfaitement immobile pendant un moment, tandis que Summer le regardait avec une curiosité mêlée d’inquiétude. Puis, un cri étouffé se fit entendre, alors qu’une demi-douzaine d’hommes sortaient en trombe sur le pont. En voyant ces Asiatiques tout en muscles, Summer trembla de peur. Tandis qu’ils passaient par-dessus le parapet du navire et sautaient sur la barge, elle s’élança vers l’abri. Elle sentait quelqu’un la talonner, mais elle ne prit pas le temps de se retourner et saisit la radio.
— Mayday, Mayday, ici...
Mais elle ne put poursuivre, car la radio fut soudain arrachée du mur. Avec un sourire pervers, qui révélait deux rangées de dents jaunes et sales, l’homme aux mains calleuses fit un petit pas pour balancer la radio par-dessus bord, la regardant disparaître dans une gerbe d’éclaboussures. Lorsqu’il se retourna vers Summer, elle lui décocha un puissant coup de pied à l’entrejambe.
— Sale taré ! s’exclama-t-elle tandis qu’il tombait sur un genou sous le coup de la douleur.
En voyant ses yeux exorbités, Summer comprit qu’il était pris de vertiges. Elle recula vivement afin de le frapper d’un deuxième coup de pied circulaire qui l’atteignit à la tempe. Il s’effondra sur le pont et se mit en position fœtale, ivre de douleur.
Deux autres hommes, qui avaient assisté à la scène humiliante, s’emparèrent rapidement de Summer en lui maintenant les mains derrière le dos. Comme elle se débattait pour se libérer, l’un d’eux posa un couteau sur sa gorge et grogna dans son oreille, soufflant une haleine fétide. Le second homme, ayant trouvé une corde, lui attacha fermement les mains et les coudes devant elle.
Prise de panique, mais incapable d’agir, Summer scruta ses assaillants. Bien que petits, ils étaient trapus et leur visage, avec les pommettes hautes et les yeux plus ronds, différait du profil chinois classique. Chacun était vêtu d’un tee-shirt noir et d’un pantalon de travail. En raison de leur dureté, Summer supposa qu’il s’agissait de pirates indonésiens, mais elle ne comprenait pas ce qu’ils pouvaient bien vouloir à une pauvre barge comme la leur.
En se tournant, Summer sentit soudain son estomac se nouer. Deux des intrus, armés de haches, avaient tranché les amarres de la poupe, puis de la proue. Un troisième homme, dont Summer ne voyait que le dos, supervisait l’opération. Son allure lui semblait familière, mais c’est seulement lorsqu’il se mit de profil qu’elle reconnut le Dr Tong, la joue gauche marquée par une longue cicatrice. Il marcha lentement vers Summer, en observant l’équipement sur le pont tandis que les deux hommes munis de haches s’attaquaient aux amarres avant. Lorsqu’il s’approcha, elle lui cria :
— Il n’y a rien de valeur ici, Dr Tong ! cria-t-elle comprenant leurs intentions.
Tong ignora la remarque, occupé à observer les câbles d’un air contrarié. Il se retourna pour aboyer un ordre à l’homme que Summer avait frappé, et qui marchait à présent sur le pont en claudiquant. L’homme blessé se rendit jusqu’à la cabane, où bourdonnait le petit générateur portable. Comme il l’avait fait avec la radio, il le balança par-dessus bord. La machine s’enfonça en gargouillant dans l’eau, réduisant au silence le petit moteur au gaz. L’homme jeta ensuite son dévolu sur les deux compresseurs à air. Il s’approcha du premier et chercha l’interrupteur.
— Non ! protesta Summer.
L’homme appuya sur le bouton stop tout en regardant Summer avec un rictus mauvais. Le compresseur s’arrêta immédiatement dans un éternuement.
— Il y a des hommes sous l’eau ! implora Summer.
Tong, dédaigneux, adressa un signe de tête à son acolyte. Celui-ci s’approcha du second compresseur et, cynique, l’éteignit sans quitter Summer du regard. Tandis que le moteur s’arrêtait, Tong s’approcha et colla son visage à celui de Summer.
— J’espère que votre frère est bon nageur, persifla-t-il.
Soudain, la peur de Summer se mua en fureur, mais la jeune femme se tut. L’homme qui tenait le couteau contre sa gorge appuya plus fort, puis parla à Tong dans une langue étrangère.
— Dois-je la tuer ?
Tong lança un regard lubrique sur le corps sculptural et bronzé de Summer.
— Non, répondit-il. Amenez-la à l’intérieur.
Les deux autres, qui avaient fini de couper les câbles d’ancre, revenaient vers Tong la hache sur l’épaule. La barge dérivait à présent librement, poussée vers le large par le courant. À bord du navire de forage, le barreur avait manuellement enclenché les hélices de façon à demeurer à côté de la barge. En l’absence d’ancrage, le navire devait être très réactif pour éviter d’entrer en collision avec la barge. À plusieurs reprises d’ailleurs ils se heurtèrent avec un bruit métallique.
— Toi, neutralise l’annexe ! aboya Tong à l’un de ses hommes. Les autres, tous sur le navire.
L’homme armé d’une hache s’avança alors vers le petit Zodiac attaché à la proue de la barge au cas il aurait fallu revenir à terre, et trancha les amarres. À l’aide d’un canif, il perça en plusieurs endroits le boudin gonflable, qui se ratatina en sifflant bruyamment. Après l’avoir retourné, il le balança par-dessus le parapet. Le bateau dégonflé flotta quelques instants avant d’être submergé par une vague qui l’envoya par le fond.
Summer n’avait pu se rendre compte du sabotage parce que la brute à côté d’elle la poussait rudement de l’autre côté. Un millier de pensées l’assaillaient. Devait-elle essayer de se débattre malgré le couteau sous sa gorge ? Comment aider Dirk et Jack ? Aurait-elle la moindre chance de survie si elle montait à bord du navire de forage ? Toutes ces tentatives semblaient mener au désastre. Plonger était son seul espoir de s’en sortir, se dit-elle. Même les mains liées, battre ces butors à la nage ne devrait pas être un problème. Si elle pouvait sauter à l’eau, elle passerait facilement sous la barge jusqu’à l’autre côté, ce qui les pousserait peut-être à abandonner. Ainsi elle aiderait Dirk et Jack à monter à bord afin d’organiser une meilleure défense. Enfin, s’ils étaient toujours en vie.
Summer, sans plus résister, suivit les autres hommes qui montaient sur le parapet pour grimper à bord du navire. Le porteur de couteau la poussa tout en la maintenant par les coudes. L’un des hommes à bord du navire s’accroupit et lui tendit la main pour la hisser à bord. Summer approcha sa main, mais feignit de glisser avant d’avoir pu attraper celle de l’homme. Elle lança alors sa jambe droite en arrière, frappant de son talon l’homme au couteau en plein sur le nez. En entendant le bruit sec du cartilage, elle sut qu’elle lui avait cassé le nez, mais ne prit pas le temps de regarder le sang gicler par ses narines : la tête en avant, elle plongea dans la bande étroite qui séparait les deux navires.
Elle flotta une fraction de seconde, attendant de percuter l’eau froide. Pourtant, il n’y eut pas d’éclaboussures.
Comme sorties de nulle part, une paire de mains avaient brusquement jailli pour s’agripper à l’arrière de son tee-shirt et à la bordure de son short. Au lieu de plonger verticalement, elle fut jetée sur le côté et percuta fortement le parapet avant de retomber lourdement sur le pont de la barge. À peine à terre, les mêmes mains l’empoignèrent. Il s’agissait de Tong, qui faisait preuve d’une force remarquable pour un homme de vingt centimètres de moins que Summer.
— Vous allez monter à bord ! cracha-t-il.
Summer ne put esquiver le poing de Tong qui la frappa à la mâchoire. La jeune femme s’effondra à genoux, un tourbillon d’étoiles dansant devant ses yeux, mais ne perdit pas connaissance. Dans une sorte de stupeur, elle fut hissée à bord du navire et amenée sur la passerelle, avant d’être enfermée dans un petit local de stockage derrière la timonerie.
Assise sur un gros rouleau de corde, Summer avait l’impression que le monde entier tanguait. Elle fut prise de telles nausées qu’elle vomit dans un seau rouillé qui se trouvait dans un coin. Se sentant immédiatement mieux, elle put regarder par le petit hublot. Tout en inspirant de grandes goulées d’air frais qui lui permirent de clarifier sa vision, elle vit que le navire de forage s’était ancré exactement à l’endroit où la barge avait été amarrée.
La barge. Elle tendit le cou et finit par repérer la carcasse sombre qui dérivait vers le large, à déjà plus d’un kilomètre et demi. Plissant les yeux, elle essaya désespérément d’apercevoir Dirk et Jack à bord. Mais ils ne s’y trouvaient pas.
La barge vide dérivait vers la pleine mer sans se soucier des deux plongeurs.
44
Les bras de Dirk commençaient à se ramollir dangereusement, à la façon de spaghettis trop cuits. Il fallait sans cesse remettre en place la suceuse à air qui était emmenée par le courant. Bien que Dahlgren l’ait relayé à plusieurs reprises, il manœuvrait seul le tube pressurisé depuis plus d’une heure, travail rendu plus difficile encore par les forts courants qu’amenait la marée basse. Garder la suceuse au-dessus du site de dragage était tout bonnement impossible.
Dirk jeta un coup d’œil à sa montre de plongée tout en poussant la suceuse de quelques dizaines de centimètres. Plus que quinze minutes avant la fin de son quart et la pause tant espérée. Il progressait plus lentement que prévu, mais avait tout de même découvert un carré de bois d’environ deux mètres de diagonale, incrusté de végétation, épais et plat dont la forme rappelait celle d’un gouvernail -de navire. Seule la taille ne collait pas, car l’objet, de près de six mètres de long, avait une dimension bien supérieure à celle d’un gouvernail.
Suivant la progression des bulles d’air qui remontaient à la surface, il leva de nouveau les yeux vers le gros navire noir ancré à côté de la barge. Dahlgren et lui-même, en entendant le grondement des hélices sous l’eau, avaient été rassurés de constater qu’on n’allait pas jeter l’ancre sur eux. Encore un groupe réalisant un documentaire à gros budget, supposa Dirk. Bientôt une flopée de photographes sous-marins plongeraient jusqu’à eux. Hourra, songea-t-il, sarcastique.
Essaya de ne plus y penser, il se concentra sur la suceuse. Poussant la machine en direction d’un petit monticule, il remarqua que le sable n’était plus aspiré et se rendit bientôt compte que la vibration ainsi que le bruit produit par l’air comprimé avaient cessé. Sum-mer avait probablement dû éteindre la suceuse à air, ou pour les faire remonter ou parce que le compresseur était à court de gaz. Il décida de patienter une minute ou deux afin de voir si sa sœur allait redémarrer le moteur.
À quelques mètres de lui, Dahlgren enfonçait sa sonde dans le sable. Du coin de l’œil, Dirk vit qu’il se décollait soudain du fond. Quelque chose clochait. Dahlgren avait lâché sa sonde et ses mains étaient agrippées sur son masque et sa conduite d’air. Les jambes pendantes, il ressemblait à une marionnette que l’on tirerait vers le haut.
Dirk n’eut pas le temps de réagir, car, une seconde plus tard, la suceuse lui fut arrachée des mains. Dirk, les yeux rivés à la surface, avisa sa propre conduite d’air qui se tendait et se soulevait du plancher marin.
— Mais qu’est-ce que... ? commença-t-il à articuler, sans pouvoir poursuivre.
Il essaya de respirer, en vain. Le compresseur alimentant les conduites avait été coupé lui aussi et comme Dahlgren, il était obligé de s’agripper au câble afin de contrôler ses mouvements et ne pas risquer d’arracher la connexion à son casque de plongée. À côté de lui, la suceuse se balançait follement dans l’eau comme un pendule déchaîné. Le gros tube de plastique, ballotté en tous sens, le cogna à la jambe avant de repartir dans une direction opposée. Privé d’air, transformé en poupée de chiffon et attaqué par la suceuse, il y avait pour Dirk de quoi perdre son sang-froid et, de là à se noyer, il n’y avait qu’un pas.
Mais Dirk ne paniqua pas. Ayant passé la plus grande partie de sa vie à plonger avec un masque et un tuba, ce genre de problèmes techniques ne l’impressionnaient pas. Il lui était arrivé bien des fois de se retrouver dans la même situation, qui demandait calme et réflexion.
Première condition : l’air. Le réflexe naturel était de remonter à la surface, mais ce n’était pas nécessaire, car les plongeurs professionnels portent toujours une petite bouteille en cas d’urgence. À peine plus grosse qu’un thermos, et contenant trois cents litres d’air, elle offre environ dix minutes de répit. Dirk lâcha le câble, et passant la main sous son aisselle, il se saisit de la bouteille attachée à son compensateur de flottabilité. Dévissant la valve, il prit immédiatement une goulée d’air par le régulateur. Après deux inspirations, il sentit son cœur ralentir enfin.
Il pensa à Dahlgren qui, à une dizaine de mètres, l’avait imité, comme en témoignaient les bulles qui remontaient à la surface. La suceuse s’était rapprochée de Dahlgren et tournoyait dans l’eau juste à côté de lui. Le tuyau, entraîné par son boyau flexible attaché à la barge, était tendu comme un élastique, s’étirait sous la pression du tube rempli d’eau puis claquait, cinglant l’eau avec violence. Dirk, en voyant le tube tendu dangereusement derrière Dahlgren, essaya de faire un signe à son ami. Mais le Texan était occupé à se hisser sur le câble et ne vit ni la suceuse ni l’avertissement de Dirk. Une seconde plus tard, le tube tendu fusa vers l’avant, lancé droit sur Dahlgren. À la grande horreur de Dirk, il percuta la nuque de son ami juste au-dessous de son casque de plongée. Puis la suceuse s’éloigna tandis que le corps de Dahlgren s’affaissait.
Dirk jura dans sa barbe et sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Ils étaient en train de décoller du plancher marin et étaient tirés avec force vers la surface où une brise de terre, jointe aux courants marins, poussait la robuste barge de la NUMA à plus de quatre nœuds. Sous les vagues, Dirk se demandait pourquoi diable la barge dérivait et où pouvait bien être Summer. Puis il se tourna vers Dahlgren, conscient qu’il ne pouvait refaire surface dès maintenant. Il fallait qu’il le rejoigne et s’assure qu’il respirait toujours.
Avec une détermination farouche, Dirk se mit à tirer sur le câble pour se rapprocher de Dahlgren. Ses bras meurtris le faisaient souffrir à chaque mouvement, et la ceinture de plomb de dix-huit kilos, dont il n’osait pas se débarrasser pour rester à la même profondeur que son ami, le handicapait fortement.
Se hissant comme un grimpeur sous-marin, il ne se trouvait plus qu’à trois mètres de Dahlgren lorsque sa vieille ennemie réapparut. La suceuse-autotamponneuse arrivait droit sur lui et frôla son bras. Le gros tube s’élança alors vers Dahlgren, puis s’immobilisa avant de changer de direction et de rebondir plus loin. Cette fois, Dirk réussit à l’attraper au passage et grimpa sur le lourd tube rempli d’eau, manquant perdre ses palmes. Comme s’il chevauchait un cheval de rodéo mécanique, il avança prudemment par à-coups vers l’avant du tube, afin de se rapprocher du gros boyau en caoutchouc. Saisissant le petit canif de plongée attaché à sa jambe, Dirk plongea vers le boyau dans l’intention de le sectionner. Le tube fouettait violemment l’eau tandis qu’il appuyait le couteau sur le boyau. Le gros tube en plastique céda à la dernière entaille et s’enfonça vers le fond tandis que Dirk lui disait adieu en battant rapidement des palmes.
Libéré de ce bélier déchaîné, Dirk ramena son attention sur Dahlgren. Son combat contre la suceuse lui avait fait perdre du terrain et son compagnon se trouvait de nouveau à dix mètres derrière. Le câble autour du cou, il avait l’air d’une serpillière trempée. Dirk s’accrocha une nouvelle fois au câble et, main après main, pied après pied, il put se rapprocher du Texan. Attachant sa propre conduite d’air autour de sa taille par un nœud de chaise, il nagea vers son ami. Ayant attrapé le gilet stabilisateur de Dahlgren, Dirk se souleva afin de l’observer à travers son masque.
Dahlgren était inconscient, les yeux fermés. Il respirait toutefois doucement, comme en témoignait un petit flot de bulles qui sortaient de son régulateur à intervalles réguliers. Tout en tenant Dahlgren d’une main, Dirk détacha sa propre ceinture de plomb, puis appuya sur l’inflation de son gilet stabilisateur. Le peu d’air qui restait dans sa bouteille de secours fut envoyé dans ce dernier, qui se gonfla à moitié. C’était plus que suffisant pour les propulser vers la surface, d’autant que Dirk battait des palmes vigoureusement.
À peine eurent-ils rejoint la surface qu’ils furent tirés vers le bas, comme un skieur nautique qui oublie de lâcher la corde. Un instant plus tard, ils refaisaient surface, avant de sombrer de nouveau. En dépit des pressions ascendantes et descendantes, Dirk réussit à détacher la ceinture de plomb de Dahlgren puis à enlever son propre casque de plongée. Profitant des quelques secondes à l’air libre pour remplir leurs poumons d’oxygène, Dirk attrapa le gilet de Dahlgren et ouvrit la valve dès qu’ils furent sous l’eau. Il souffla dedans afin de le gonfler entièrement, ce qui eut pour effet de réduire la durée de leur immersion.
Craignant que son ami n’ait été blessé à la tête ou au cou, Dirk tira sur le câble et en fit un crochet qu’il attacha au gilet de Dahlgren. Tant que celui-ci tiendrait, il serait tracté sans danger.
Dès que Dahlgren fut à flot, Dirk le laissa pour attraper sa propre conduite d’air. Désireux de remonter sur la barge, il avançait centimètre par centimètre en direction de la plate-forme en mouvement. Il restait encore dix mètres de câble avant d’atteindre son but, mais Dirk était déjà épuisé. Amoindri par l’effort qu’il devait fournir, sa progression devint laborieuse, même s’il répétait sans relâche les mêmes mouvements. Il devait faire un effort surhumain pour ignorer la douleur et fuir la tentation de tout lâcher.
À présent proche de la barge, il chercha Summer des yeux. Mais il n’y avait aucun signe d’elle ni de quiconque sur le pont. Dirk savait que sa sœur ne l’aurait jamais abandonné volontairement. Quelque chose s’était produit avec l’arrivée du navire noir, qu’il avait peur de deviner. L’urgence de la situation, ajoutée à la colère, lui rendit quelques forces, et c’est avec une fureur de possédé qu’il parcourut les derniers mètres.
Ayant enfin atteint le bord de la barge, il se glissa entre les barreaux et s’effondra sur le pont. Il s’accorda quelques secondes de répit avant d’ôter son équipement de plongée et d’appeler sa sœur en criant. Sans réponse de sa part, il se releva et attrapa le câble accroché au gilet de Dahlgren pour le tirer vers la barge. Le Texan disparut quelques secondes sous l’eau avant de réapparaître, ballotté par de grosses vagues. Il avait repris conscience et battait lentement des bras et des jambes, essayant vainement de se propulser. Dirk, ses bras douloureux menaçant de le lâcher, réussit à le tirer jusqu’au bord de la barge, puis attacha la conduite d’air au bastingage. Tendant la main, il saisit Dahlgren par le collet et le hissa à bord.
Son ami roula sur le pont, puis s’assit en chancelant. Otant maladroitement son casque, il regarda Dirk de ses yeux vitreux.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
— Avant ou après que la suceuse ait utilisé ton crâne comme punching-ball ?
— Ah, c’est ça qui m’a frappé ! Je me rappelle avoir été tiré vers le haut sans pouvoir respirer. J’ai alors pris ma bouteille de secours et, comme je me préparais à remonter, je me suis retrouvé dans le noir.
— Heureusement que tu as eu le temps de brancher la bouteille, car il m’a fallu quelques minutes pour me débarrasser de la suceuse et te remonter à la surface.
— Merci de ne pas m’avoir laissé en plan, dit Dahlgren en souriant, revenant peu à peu à lui. Alors, où est Summer ? Et pourquoi sommes-nous à trente kilomètres du rivage ? demanda-t-il en voyant la côte découpée d’Hawaï s’éloigner.
— Je ne sais pas, répondit sombrement Dirk.
Tandis que Dahlgren se reposait, Dirk fouilla l’abri et le reste de la barge à la recherche d’indices expliquant la disparition de Summer. Lorsqu’il se retourna Dahlgren, en voyant le visage de son ami, sut que les nouvelles n’étaient pas bonnes.
— La radio a disparu. Le Zodiac aussi, ainsi que le générateur. Et toutes les amarres ont été coupées.
— Et nous dérivons vers la Chine. Des pirates d’Hawaï ?
— Ou des chasseurs de trésor qui pensaient que nous avions trouvé une épave en or massif.
Dirk regarda l’île. Il ne distinguait plus l’anse, mais le navire noir était toujours là.
— Ce bateau que nous avons entendu arriver ? demanda Dahlgren, dont la vue était encore brouillée.
— Oui ?
— Summer doit se trouver à bord.
Dirk hocha la tête sans mot dire. Si elle y était bien, elle était peut-être indemne et cela lui redonnait espoir. Mais son optimisme faiblissait à mesure qu’ils s’éloignaient de la terre. Il fallait qu’ils se sauvent eux-mêmes avant de pouvoir venir en aide à Summer. Dérivant au milieu de l’océan Pacifique sur une barge sans moteur, ils risquaient de passer plusieurs semaines avant de croiser un navire. Leur seule chance, songea Dirk avec détermination en observant l’île disparaître dans le lointain, était de trouver un moyen de revenir rapidement à terre.
45
Le dernier endroit au monde où Rudi Gunn aurait voulu se trouver, c’était là, dans ce camion russe, à subir les cahots de la piste de terre. Et c’était exactement ce qu’il vivait. Son dos, ses fesses et ses jambes étaient meurtris, et à chaque ornière ou nid-de-poule qui faisait s’entrechoquer ses dents, il était de plus en plus convaincu que le fabricant avait négligé les amortisseurs.
— La suspension de ce truc a dû être conçue par le marquis de Sade, lança-t-il en grimaçant après une violente secousse.
— Détends-toi, dit Giordino en riant au volant. Là on est sur la partie la plus lisse de l’autoroute.
Gunn devint encore plus pâle en observant le semblant d’autoroute, c’est-à-dire deux malheureuses bandes de terre qui traversaient les hautes herbes de la steppe. En route pour la propriété de Xanadu, ce traitement durait depuis l’heure du déjeuner. Ne pouvant se fier qu’à la mémoire de Pitt et de Giordino pour retrouver leur chemin, ils furent obligés à plusieurs reprises de s’arrêter, afin de deviner quelle piste suivre dans les collines. Lorsqu’ils aperçurent au sud-est la petite chaîne de montagne qui abritait la propriété, ils surent qu’ils avaient suivi la bonne route.
— Plus que deux heures, Rudi, dit Pitt en évaluant la distance, et ton cauchemar sera terminé.
Gunn secoua silencieusement la tête, pressentant intuitivement que les problèmes ne faisaient que commencer. Un coup de téléphone de Hiram Yaeger avant leur départ d’Oulan-Bator avait confirmé l’urgence et la gravité de la situation. Il était impossible d’ignorer la série de séismes qui s’étaient produits en Mongolie et de les apparenter à une coïncidence.
— Il nous manque des éléments pour établir une corrélation entre les différents événements, mais nous savons au moins ceci, dit Yaeger d’une voix lasse. Plusieurs séismes ont secoué une partie de la Mongolie centrale du Nord, tout comme différentes régions autour de la frontière sud avec la Chine. Ce qui est exceptionnel, c’est que leurs épicentres se trouvent relativement proches de la surface. Classés d’amplitude modérée sur l’échelle de Richter, ils ont pourtant produit des ondes de surface de grande intensité qui se sont révélées particulièrement destructrices. Le Dr McCammon a remarqué que les présecousses précédant chaque séisme étaient presque d’intensité égale. Ce qui nous laisse penser qu’il ne peut être question d’un séisme naturel.
— Donc vous croyez que ces séismes ont été provoqués par l’homme ? demanda Pitt.
— Si improbable que cela puisse paraître, c’est ce que semblent indiquer les rapports sismiques.
— Je sais que les forages pétroliers, tout comme les essais nucléaires, entraînent parfois des tremblements de terre. Je me rappelle l’ancien arsenal de Rocky Flats près de Denver qui, en injectant de l’eau contaminée en profondeur dans le sol, a provoqué des séismes qui ont secoué la région. Avez-vous réussi à déterminer s’il y a quelque grosse opération de forage en ce moment ? Ou peut-être même un test nucléaire d’un État voisin au sud de la Mongolie ?
— Les épicentres, dans la partie nord du pays, sont situés dans une région montagneuse à l’est d’Oulan-
Bator, isolée et rude. Un séisme déclenché par un forage n’aurait pas produit de présecousses uniformes, d’après Max. Quant à celles du Sud, les profils sismiques auraient révélé s’il s’agissait d’une explosion nucléaire.
— Alors laisse-moi deviner : ceci nous ramène au défunt Dr von Wachter.
— Un bon point pour toi, dit Yaeger. Lorsque Max nous a dit que von Wachter avait été tué dans un glissement de terrain dans les monts Khentii à l’est d’Oulan-Bator, la lumière s’est faite. La coïncidence était trop grande. Nous supposons que son équipement sismique acoustique, ou un autre issu de cette technologie, devait avoir quelque chose à voir avec ces séismes.
— Cela ne paraît pas possible, dit Gunn. Il faudrait une onde de choc énorme pour déclencher cela.
— C’est ce que l’on pense généralement, répondit Yaeger. Mais le Dr McCammon, après avoir consulté Max et d’autres sismologues, a élaboré une théorie appuyée par un collègue de von Wachter, à qui il avait parlé du succès de son appareil. Le secret de son imagerie détaillée, si vous voulez, réside dans sa capacité à condenser les ondes acoustiques émises dans le sol. Normalement, les ondes sonores se comportent comme un caillou que l’on jetterait dans une mare, formant des cercles concentriques. Von Wachter a trouvé le moyen de compacter les ondes de manière qu’elles restent concentrées dans une bande étroite lorsqu’elles pénètrent le sol. Ainsi en remontant à la surface, ces ondes produisent, d’après son collègue, une image précise bien supérieure à la technologie existante.
— Et quel est le lien entre l’imagerie sismique et le tremblement de terre ? insista Gunn.
— Selon toute logique, il faut croire que le système de von Wachter permet l’émission d’une image détaillée capable d’identifier clairement les failles et les lignes de faille souterraines actives. Pour les failles de faible profondeur rien de nouveau, les technologies actuelles sont à même de les détecter.
— Très bien, donc l’équipement de von Wachter peut localiser exactement les failles actives sous la surface, répéta Gunn. Mais cela ne suffit pas, car pour créer une rupture et un tremblement de terre, il faut forer ou avoir recours aux explosifs...
— Tu as raison, la faille doit être touchée afin de déclencher le séisme. Mais une onde sismique reste une onde sismique. La faille se moque qu’il s’agisse d’une explosion...
— Ou d’une détonation acoustique, déclara Pitt en finissant la phrase de Yaeger. C’est cohérent. Le tripode suspendu de trois mètres est un émetteur radio qui génère une détonation acoustique. D’après la taille de l’émetteur et la puissance de son alimentation, il me semble qu’il a le pouvoir de déclencher une explosion sonore.
— Si la détonation est envoyée exactement sur une ligne de faille, les vibrations produites par les ondes sismiques pourraient créer une fracture, puis, bam !, un séisme immédiat. C’est seulement une théorie, mais McCammon et Max sont tous les deux d’accord sur le fait que c’est envisageable. Peut-être que la technologie de von Wachter n’a pas été conçue dans ce but-là, et que l’on a découvert qu’elle le permettait après coup.
— Dans tous les cas, elle se trouve maintenant en la possession de Borjin, qui a sûrement trouvé le moyen de s’en servir, dit Pitt.
— Vous avez déjà vu eu l’occasion de vous en rendre compte, dit Yaeger. Le séisme du lac Baïkal par exemple illustre cette théorie. Nous soupçonnons fortement que leur véritable cible était l’oléoduc situé au nord du lac, qu’ils ont effectivement réussi à détruire.
— Ce qui explique pourquoi ils ont essayé de couler le Vereshchagin et de détruire nos ordinateurs. Nous avions dit à Tatiana, la sœur de Borjin, que nous faisions des études sismiques sur le lac. Elle a dû craindre que notre matériel ne détecte les signaux artificiels qui ont précédé le séisme, dit Giordino.
— Des signaux qui nous auraient permis de remonter jusqu’à un navire du lac... le Primorski, ajouta Pitt.
— Donc ils ont déjà utilisé cette technologie à des fins destructrices, fit Gunn.
— C’est pire que tu ne le penses. Nous ne connaissons ni le but ni les motivations qui se cachent derrière ces tremblements de terre, mais ce que nous savons, c’est que leurs caractéristiques correspondent bien aux deux séismes du golfe Persique.
En écoutant Yaeger, les hommes eurent un choc. Qu’il existe une technologie capable de produire un tremblement de terre était déjà déstabilisant, mais qu’elle ait pu être utilisée pour provoquer une crise économique mondiale et que la piste les mène à l’énigmatique magnat aux confins de la Mongolie, était encore plus incroyable. Le petit jeu de Borjin devenait pour Pitt de plus en plus clair. En raison de ses récentes découvertes de réserves de pétrole en Mongolie Intérieure, il nourrissait l’espoir de devenir de facto le roi du pétrole de l’Est asiatique. Pitt doutait que ses ambitions s’arrêtent là.
— Est-ce que ceci a été communiqué en haut lieu ?
— J’ai contacté le vice-président Sandecker et réussi à obtenir un rendez-vous avec lui. Le vieux taureau veut du concret, mais il m’a promis qu’il demanderait au président une réunion spéciale du Conseil national de sécurité si les faits exigeaient une attention immédiate. Je lui ai parlé de ton implication dans cette affaire, et Sandecker exige la preuve que les séismes ont été déclenchés par Borjin.
L’amiral James Sandecker, aujourd’hui vice-président des États-Unis, était l’ancien supérieur de Pitt à la NUMA avec qui il avait gardé des liens intimes, tout comme avec le reste du personnel de l’agence.
— La preuve, dit Pitt, on la trouvera dans le laboratoire de la propriété de Borjin. On y a découvert tout un équipement sismique, même si je pense que ce n’est pas celui qu’il a utilisé au lac Baïkal.
— Peut-être que cet équipement-là a été envoyé dans le golfe Persique ? Nous supposons qu’il existe au moins deux machines de cette nature, dit Yaeger.
— Trois serait plus probable. De même, avez-vous pu prouver qu’ils peuvent utiliser la machine à bord d’un navire ?
— Oui, de ça nous sommes sûrs, car les épicentres se trouvaient en mer.
— Les navires pourraient être le chaînon manquant, fit remarquer Pitt. Celui que nous avons vu sur le Baïkal avait un puits central et un mât de charge sur le pont arrière. Vous pourriez rechercher un navire semblable dans le golfe Persique...
— On va essayer, c’est assez effrayant de penser qu’ils ont la possibilité de frapper n’importe où sur le globe, fit Yaeger. Soyez prudents, les gars. Je ne suis pas sûr que même le vice-président puisse vous venir en aide en Mongolie.
— Merci, Hiram. Toi, tu retrouves ces bateaux et nous on s’occupe de mettre la main sur Borjin.
Pitt n’attendit pas de savoir comment s’était passé le rendez-vous de Yaeger avec Sandecker. Il savait que dans l’immédiat on ne pouvait pas s’attendre à grand-chose. Bien que la Mongolie et les USA aient récemment tissé des liens étroits, une intervention gouvernementale prendrait des jours, sinon des semaines. Et les preuves contre Borjin n’étaient pour l’instant que des présomptions.
Sachant que la vie de Theresa et de Wofford était en jeu, Pitt élabora, de concert avec Gunn et de Giordino, une stratégie d’infiltration, et c’est alors qu’ils se mirent en route pour Xanadu. Borjin ne s’attendait certainement pas à de la visite. Avec un peu d’adresse et une bonne dose de chance, ils pourraient peut-être réussir à libérer Theresa et Wofford tout fournissant les preuves de l’implication de Borjin.
La camionnette grise de poussière passa la crête d’une petite colline, quand Giordino se mit à freiner à l’approche d’une route secondaire. Le chemin bien lisse, coupé par une petite grille, signalait l’entrée de la retraite de Borjin.
— La piste du Bonheur vers Xanadu ! s’exclama Giordino.
— Espérons qu’aujourd’hui le trafic ne sera pas trop dense, lança Pitt avec une grimace.
Comme la nuit tombait, Pitt supposait que personne ne quitterait la propriété à cette heure tardive alors qu’Oulan-Bator se trouvait à quatre heures de route. Mais il y avait toujours le risque que l’un des gardes à cheval fasse une ronde jusqu’à la grille, et contre cela ils ne pouvaient rien.
Giordino emprunta le chemin sinueux qui montait au cœur de la chaîne de montagnes. Après avoir franchi un col raide, Giordino ralentit en tombant sur la rivière qui suivait la route. À la suite d’un orage d’été particulièrement violent, la rivière avait grossi et grondait puissamment. Après des jours à ne rencontrer que de la poussière, Giordino fut surpris par la route boueuse.
— Si ma mémoire est bonne, la propriété se trouve à environ trois kilomètres du point où l’on croise la rivière pour la première fois.
— C’est l’aqueduc que nous devons guetter, répondit Pitt.
Giordino poursuivit lentement afin de ne pas rater l’aqueduc et d’être en mesure de repérer une éventuelle patrouille de gardes. Pitt finit par apercevoir un gros tuyau sortant de la rivière et qui venait s’imbriquer dans l’aqueduc en ciment. Ils surent alors qu’ils ne se trouvaient plus qu’à huit cents mètres de la propriété.
Giordino, avisant une petite aire sur le bord de la route, gara la camionnette sous les pins puis coupa le moteur. Le véhicule couvert de poussière et de boue se fondait bien au décor, et il aurait fallu un œil aiguisé pour le repérer depuis la route.
Gunn consulta nerveusement sa montre : il était un peu moins de vingt heures.
— Et maintenant ? demanda-t-il.
Pitt sortit un thermos et distribua une tournée de cafés.
— On se détend et on attend la nuit noire, répondit-il en sirotant le breuvage brûlant, jusqu’à ce que ce soit l’heure de sortie des croque-mitaines.
46
La brise tropicale régulière soufflait vivement sur la barge au bord de laquelle Dirk et Dahlgren, tout en se débarrassant de leur combinaison, chassaient leur fatigue et cherchaient un moyen de regagner la terre.
— Cette baignoire est impossible à diriger, dit Dahlgren, même si nous avions un mât et une voile.
— Ce qui est loin d’être le cas, répondit Dirk. Commençons par le commencement, c’est-à-dire voyons déjà si nous pouvons freiner notre dérive.
— Une ancre flottante ?
— C’est à ça que je pensais, déclara Dirk en s’approchant de l’un des compresseurs d’air.
— Une ancre plutôt chère, commenta Dahlgren en saisissant plusieurs bouts d’amarres.
Ils confectionnèrent un câble de dix mètres auquel ils attachèrent le compresseur après l’avoir noué à une bitte à la poupe, puis ils le portèrent jusqu’au parapet et le passèrent par-dessus bord. Une fois immergé, le compresseur agirait comme une ancre flottante improvisée, ralentissant partiellement leur dérive.
— Une bouchée de ce joujou devrait également tenir les requins à l’écart.
— Malheureusement, c’est un problème bien mineur, rétorqua Dirk.
Il scruta l’horizon, cherchant un autre navire qui aurait pu les aider. Mais les eaux entourant la pointe sud-ouest de l’archipel hawaïen étaient totalement désertes.
— On dirait qu’on est livrés à nous-mêmes.
Les deux hommes passèrent en revue l’équipement qui se trouvait toujours à bord de la barge. En l’absence du Zodiac, maigres étaient leurs chances de quitter l’embarcation et regagner la terre ferme. Il ne restait plus qu’un compresseur et une pompe, tout un nécessaire de plongée, un peu de nourriture et des vêtements.
Dahlgren tapota contre la cloison de l’abri.
— Nous pourrions construire un radeau avec ces planches, dit-il. Nous avons des outils et plein de cordes.
Dirk envisagea l’idée sans enthousiasme.
— Mais il nous faudrait une journée pour le fabriquer et encore, nous aurions du mal à le manœuvrer contre le vent et le courant. On ferait sans doute mieux de rester ici à attendre le passage d’un navire.
— Je réfléchissais juste à un moyen rapide de retrouver Summer.
C’était également le souhait le plus cher de Dirk. Leur vie à eux n’était pas en danger, ils avaient quelques provisions et de l’eau en quantité suffisante. Une fois que le Mariana Explorer aurait découvert leur disparition, une vaste opération de recherche serait lancée, et on les retrouverait en moins d’une semaine, de cela il était certain. Mais de combien de temps Summer disposait-elle ?
Cette pensée le rendit malade d’angoisse, d’autant plus qu’il n’avait aucune idée de l’identité des ravisseurs. Il maudissait leur situation actuelle : être assis là, sans rien faire, à dériver de plus en plus loin du rivage. Alors qu’il arpentait le pont, il repéra la planche de surf de Summer sur le toit de la cabane et se sentit douloureusement impuissant. Il devait bien y avoir quelque chose à faire.
Puis la lumière se fit. C’était là sous ses yeux. Ou peut-être même que c’était Summer qui lui avait envoyé la réponse par télépathie.
Un sourire confiant éclairait son visage quand il se tourna vers Dahlgren.
— Ce n’est pas un radeau que nous allons construire, Jack. C’est un catamaran.
* * *
Le goéland argenté gris et blanc s’élança sur l’eau en poussant un cri rauque, furieux d’avoir presque été renversé. Il se mit à décrire des cercles au-dessus du coupable qui fendait les flots, puis redescendit pour voler dans son sillage. L’oiseau n’avait jamais vu un tel bateau de sa vie. D’ailleurs, il en aurait surpris bien d’autres.
Dirk avait eu l’idée de construire un catamaran à l’aide de sa planche de surf et de celle de Summer, et les deux hommes avaient transformé cette invention loufoque en un projet réalisable. Les planches en fibre de verre faisaient de parfaits flotteurs. Dahlgren avait pensé à utiliser leurs lits de camp comme bras de liaison et, ainsi dépouillés du tissu qui les recouvrait, les cadres en aluminium avaient été posés en diagonale et attachés aux planches à l’aide de cordes, puis scellés avec de l’adhésif.
— Si nous arrivions à percer un petit trou au centre des planches, nous pourrions faire passer un câble de sûreté pour nous assurer que les traverses ne se disloqueront pas à la première vague.
— Tu es fou ? Ce sont des planches vintage de Greg Noll. Summer nous tuerait tous les deux si on endommageait sa planche.
Ils prirent le cadre du troisième lit afin de l’ériger en mât soutenu par plusieurs haubans. Grâce au tissu bleu vif des trois lits, ils confectionnèrent une voile. En moins de deux heures, ils avaient confectionné la version miniature, bâtarde, d’un catamaran.
— Je ne naviguerais pas avec pour la course Sydney-Hobart, mais je crois qu’il peut nous emmener jusqu’à Big Island, dit Dirk, fier du résultat.
— Yep, fit Dahlgren avec son accent texan. C’est inesthétique au possible, mais parfaitement fonctionnel. On ne peut que l’aimer.
Les deux hommes enfilèrent à nouveau leur combinaison puis attachèrent une sacoche de nourriture et une réserve d’eau au mât avant de mettre l’embarcation à l’eau. Ils grimpèrent prudemment à bord afin de vérifier la stabilité, puis Dahlgren lâcha l’amarre qui les reliait à la barge. Celle-ci s’éloigna rapidement, les deux hommes donnant de furieux coups de palme pour faire virer le cata contre le vent. Dirk, après avoir tendu le mât qu’il attacha à la traverse arrière, eut la surprise de voir la petite embarcation bondir en avant et fendre les vagues, poussé par sa voile bleue rectangulaire.
Les hommes restèrent tous deux allongés sur les planches jusqu’à’ce qu’ils soient sûrs que les cadres de lit tiendraient le coup. Leurs nœuds étaient solides et les deux planches partaient à l’unisson à l’assaut des vagues grâce aux traverses qui ne bougeaient pas trop. Ils s’assirent chacun sur une planche, fortement arrosés par les vagues.
— J’ai l’impression de faire du ski nautique sur une chaise longue, fit Dahlgren en riant après avoir été submergé par une grosse vague.
Le petit cata tenait bon et avançait rapidement, Dirk réussissant à maintenir le cap grâce à une rame fixée à la traverse de poupe et qui faisait office de safran. Le maniement étant toutefois limité, ils suivirent une ligne droite pendant une heure ou deux avant de virer de bord. Dirk abaissa alors la voile, et les deux hommes firent pivoter le nez du bateau d’environ quatre-vingt-dix degrés.
— Tu devrais peut-être reconsidérer ton engagement dans la course Sydney-Hobart, mon vieux. C’est un bateau de rêve, le taquina Dahlgren.
— Pas faux. Mais j’aurais peut-être besoin d’une combinaison sur ce coup-là.
Ils étaient tous deux impressionnés par l’efficacité du bateau de fortune. La barge avait maintenant totalement disparu tandis que Big Island grossissait au loin. Alors qu’ils commençaient à prendre leurs marques, les pensées de Dirk revinrent à Summer. En tant que jumeaux, ils étaient unis par un lien très fort qui échappait à la plupart des frères et sœurs. Il pouvait presque ressentir sa présence, intuition réconfortante qui lui certifiait que Summer était encore en vie.
— Tiens bon, lui lança-t-il en silence. On arrive.
* * *
En se rapprochant de la côte sud-ouest d’Hawaï, les pentes de lave sombre de Mauna Loa brillaient de mille reflets pourpres. Cette côte déchiquetée, à moitié sauvage en raison des falaises de lave interdisant l’accès par la mer, n’offrait que quelques plages de sable noir. Dahlgren tendit la main vers une pointe rocheuse à deux ou trois kilomètres au sud, qui avançait dans le Pacifique comme un poing fermé.
— N’est-ce pas la pointe Humuhumu ?
— On dirait bien, acquiesça Dirk en essayant de déterminer leur position malgré la lumière crépusculaire. Ce qui veut dire que la baie de Keliuli n’est pas très loin de l’autre côté. Nous sommes presque revenus à notre point de départ.
— Pas mal pour une navigation sur planches de surf, lança Dahlgren.
Puis, tournant son regard dans la direction opposée, Dirk ajouta :
— Ce qui signifie que nous pourrons contacter les autorités à Milolii.
— À environ neuf kilomètres.
— Une promenade de santé ! À moins que nous ne choisissions de rendre visite aux gars qui nous ont envoyés faire ce charmant voyage.
Au regard étincelant de Dirk, Dahlgren devina la réponse. Sans dire un mot, ils firent virer le catamaran au sud-est pour longer la côte en direction de la baie de Keliuli.
47
Enfermée dans le minuscule local technique, Sum-mer se languissait. L’après-midi s’écoulait à une lenteur d’escargot. Après avoir fouillé sans succès la pièce à la recherche d’outils ou d’objets qui auraient pu lui permettre de s’échapper, elle était restée assise à s’interroger sur le sort de Dirk et Jack. Finalement, morte d’ennui et rongée par l’inquiétude, elle finit par pousser une caisse vide sous le hublot. À l’aide d’un rouleau de cordes, elle se confectionna un petit siège, duquel elle pouvait regarder la mer et humer l’air marin.
De son perchoir, elle observa le pont arrière, en pleine effervescence. Un bateau gonflable fut mis à l’eau et elle vit plusieurs hommes plonger vers le site de l’épave. Summer eut quelque satisfaction à se dire qu’ils ne trouveraient rien sur la partie visible de l’épave qui avait déjà été passée au peigne fin.
Après que les plongeurs eurent regagné le pont, elle sentit le navire se repositionner. Puis, au coucher du soleil, l’activité reprit, et Summer perçut des éclats de voix et le vrombissement d’une grue. Lorsque la porte du local s’ouvrit brusquement elle sursauta, se demandant bien ce que lui voulait la brute au cou de taureau et aux dents de travers. Poussant Summer qui fut forcée de le suivre sur la passerelle, il la mena jusqu’à la table des cartes, où Tong était en train d’examiner un diagramme sous une puissante lampe. Il leva les yeux et émit un petit ricanement à son approche.
— Mlle Pitt. Mes plongeurs m’ont confirmé que vos fouilles sont celles de professionnels. Et vous n’avez pas menti, la plus grande partie du navire se trouve effectivement sous la lave. Il y a encore du travail avant de pouvoir l’identifier.
Il attendit une réponse, mais Summer se contenta de le regarder froidement avant de tendre ses mains, toujours liées aux poignets.
— Ah, oui. Très bien, je suppose que vous ne pouvez guère vous enfuir maintenant, déclara-t-il en adressant un signe à Cou de Taureau.
Celui-ci sortit un couteau et trancha rapidement ses liens. Tout en se massant les poignets, Summer étudiait nonchalamment la passerelle. Un seul timonier se tenait près de la fenêtre avant, scrutant un écran radar. À l’exception de ses deux compagnons, il n’y avait personne. Tong l’invita à s’asseoir près de lui, et Summer, après une brève hésitation, s’exécuta.
— Effectivement, répondit calmement Summer. Comme nous vous l’avons dit à bord du Mariana Explorer, qui est attendu incessamment, nous avons déjà en main tous les objets qui ne sont pas emprisonnés sous la lave, et qui sont peu nombreux.
Tong sourit à Summer, puis se pencha et posa la main sur son genou. Réfrénant une irrépressible envie de le gifler et de s’enfuir, Summer se maîtrisa et lui adressa un regard glacial, faisant de son mieux pour dissimuler sa peur et son dégoût.
— Ma chère, nous avons croisé le Mariana Explorer près d’Hilo, ricana-t-il. Il a dû maintenant atteindre sa destination, la pointe Leleiwi, à l’opposé de l’île, ajouta-t-il avec un sourire mauvais.
— Pourquoi cette épave est-elle si importante pour vous ? demanda-t-elle dans l’espoir de gagner du temps.
— Vous ne vous en doutez vraiment pas ? répliqua-t-il, incrédule.
Puis, ôtant la main de son genou, il se saisit de la carte, qui était une image du plancher sous-marin montrant le site de l’épave et le champ de lave. Une croix était tracée presque au centre.
— Avez-vous pénétré la coulée de lave lors de vos recherches ?
— Non, bien sûr que non. Je ne sais pas ce que vous cherchez, Dr Tong. Les objets ont été envoyés pour analyse et le reste de l’épave est scellé sous la lave. Il n’y a rien que vous ou quiconque puissiez y faire.
— Oh ! mais si, ma chère, bien sûr que si.
Summer observa Tong avec un mélange d’effroi et de curiosité, se demandant quels atouts ces brutes mercenaires avaient dans leur manche.
Tong laissa Summer sous la garde de Cou de Taureau et emprunta un petit escalier qui menait à une écoutille latérale. Après l’avoir ouverte, il entra dans une vaste salle. Des rangées d’ordinateurs et de consoles électroniques occupaient les murs, presque aussi nombreux que ceux de la chambre-test dans la propriété familiale en Mongolie. Un petit homme aux yeux d’acier, debout à côté de plusieurs écrans couleur, était penché par-dessus l’épaule du technicien en chef. C’était lui qui avait dirigé les recherches dans les monts Khentii et tué l’équipe de prospecteurs sismiques russes. Il fit un signe de tête à Tong.
— Nous avons identifié une petite faille et entré ses coordonnées, dit-il d’une voix rauque. Elle est proche, mais pas assez peut-être pour fissurer la coulée de lave. Ce que vous demandez est une requête impossible, je le crains. Nous ne devrions pas perdre de temps ici, et nous dépêcher de nous rendre en Alaska ainsi que le souhaite votre frère.
Tong ne se laissa pas démonter sous l’affront.
— Un retard d’un ou deux jours peut en valoir la peine. Si nous réussissons et qu’il s’agit bien du navire royal Yuan, alors la mission en Alaska sera un jeu d’enfants.
Le petit homme inclina la tête avec respect.
— Je propose quatre ou cinq détonations d’intensité progressive avant d’envoyer les plongeurs constater le résultat. Cela devrait nous renseigner sur nos chances de rompre la lave.
— Très bien, allez-y alors. Nous travaillerons cette nuit. Si ça ne donne rien, nous quitterons les lieux demain matin pour nous diriger vers l’Alaska.
Tong fît un pas de côté afin de laisser les techniciens faire leur travail. Tout comme dans le golfe Persique, un appareil sismique acoustique fut mis à l’eau par le puits central du navire au-dessus de la couche de lave, puis maintenu par des câbles et lesté afin de rester à la verticale. Ayant localisé la faille souterraine, les ordinateurs et les amplificateurs de signal furent activés. D’un simple clic d’ordinateur, le premier choc électrique massif fut envoyé dans les trois transmetteurs dix mètres plus bas. Une seconde plus tard, l’onde de choc acoustique se fit sentir jusque sur le navire avec une vibration subtile.
Tong patientait en souriant, espérant que ce voyage lui apporterait deux succès.